L’Europe spatiale : quelles ambitions pour cette nouvelle décennie ?

29 July 2020 /

8 min

Lieu de démonstrations technologiques, scientifiques et géopolitiques, l’intérêt pour l’espace semble s’intensifier, y compris en Europe. Relativement complexe, la notion d’ « Europe spatiale » ne renvoie plus uniquement à l’Agence spatiale européenne. L’Union européenne, les États membres et les industries se penchent désormais tous sur ce secteur jugé particulièrement porteur. A l’aube de cette nouvelle décennie, un tour d’horizon des enjeux et projets spatiaux européens en cours et à venir semble donc s’imposer. 

Un budget sans précédent pour un secteur métamorphosé

En novembre 2019 se déroulait à Séville la conférence interministérielle de l’Agence spatiale européenne (en anglais European Space Agency , ESA), où les représentants des gouvernements ont discuté du budget de l’ESA pour les 3 prochaines années. Le résultat fut sans équivoque en débouchant sur une augmentation de 40% du budget, soit 14,4 milliards d’euros. Parallèlement, la Commission européenne proposait pour le prochain cadre financier pluriannuel de l’UE (période 2021-2027), de consacrer 16 milliards d’euros aux activités spatiales. Rappelons que cette somme n’était « que » de 11 milliards durant la période 2014-2020 et 4,6 milliards lors de la période 2007-2013. Ces chiffres records traduisent la volonté qu’a l’Europe de s’ériger comme un acteur majeur de l’espace durant la décennie que nous entamons. Les enjeux sont nombreux et stratégiques. Les retombées des activités spatiales sont géopolitiques, économiques, militaires, scientifiques et même écologiques. Si la course à la Lune des années 1960 incarne la confrontation américano-soviétique, le contexte est de nos jours complètement différent. En plus de l’arrivée – déjà relativement ancienne – des Européens, Japonais ou Canadiens dans le secteur, les années 2000 ont vu émerger de nouvelles puissances spatiales comme l’Inde ou la Chine et la dynamique du secteur a été métamorphosée par l’essor récent d’acteurs privés, véritables concurrents sur le marché commercial.

Le secteur commercial, primordial à la viabilité du secteur spatial européen

C’est dans ce nouveau contexte que les européens prévoient pour l’automne 2020 la mise en service d’Ariane 6, nouvelle génération de lanceur plus compétitif et mieux adapté au marché actuel. En perte de vitesse sur le marché commercial, les Européens misent sur cette dernière afin de se repositionner face à une concurrence accrue, notamment Space X, l’entreprise de l’américain Elon Musk, qui a su récupérer d’importantes parts de marché sur les activités de lancement de satellite (souvent pour des opérateurs de télécommunication). Cette activité est pourtant déterminante pour la viabilité de l’industrie spatiale européenne qui souffre d’un déficit de tirs institutionnels (lancements publics financés par les états ou l’Union européennes). Ces derniers sont bien trop rares comparé à ce qui se fait en Chine, en Russie ou aux Etats-Unis où les acteurs nationaux peuvent compter sur leur gouvernement pour assurer un minimum de tirs par année grâce à une règle de préférence nationale. En Europe, il n’y a pas encore de préférence communautaire de ce type. Des satellites/projets institutionnels européens peuvent ainsi être lancés par des compagnies étrangères. A défaut d’avoir cette garantie, l’Europe et notamment ArianeGroup prétendent avoir obtenu des engagements auprès des dirigeants européens. Néanmoins, cela démontre à quel point l’Europe spatiale reste dépendante du marché commercial qui constitue la grande majorité de ses lancements chaque année. 

Des premiers Européens sur la Lune ?

Au delà du marché commercial, la question d’un possible retour de l’Homme sur la Lune d’ici quelques années revient régulièrement sur la table. Beaucoup promettent d’y parvenir avant 2030. C’est notamment le cas de la National Aeronautics and Space Administration (NASA) et de Space X, qui planifient d’y parvenir dès 2024. Bien que l’Europe ne soit pas aux commandes, un retour vers la Lune ne devrait pas se faire sans son aide. La mission Artemis, développée par la NASA a pour but de construire une station spatiale en orbite lunaire. L’ESA prévoit de consacrer près d’un demi milliard d’euros pour s’ancrer dans ce programme. Une part significative de ce budget sera consacrée au développement d’un des modules de cette future station. De plus, une part importante de la capsule américaine Orion (devant transporter l’équipage d’astronautes) a été construit par Airbus à Bremen, en Allemagne. En échange, l’Europe espère que la NASA proposera d’inviter des astronautes européens à bord de ses futures missions. Cette station en orbite lunaire servira de point relais entre le sol lunaire et la Terre afin d’y coordonner les opérations. Parallèlement, l’ESA étudie l’idée d’établir une base permanente sur la Lune. 

Les yeux déjà rivés vers Mars ? 

Si la Lune semble s’imposer comme une étape indispensable à toutes missions plus lointaines, beaucoup ont déjà les yeux rivés vers Mars. Objectif ultime de Space X, Elon Musk espère y parvenir avant la fin de cette décennie. La NASA se montre plus tempérée et souhaite y arriver d’ici le milieu des années 2030. Mais pour l’instant, l’exploration martienne doit encore se contenter de missions « non-habitées ». Sur ce point, l’Europe s’est dotée d’un calendrier ambitieux. Ariane 6 fut conçue afin qu’elle soit capable de participer à ce genre d’objectifs particulièrement complexes. Par exemple, le Rover ExoMars baptisé Rosalind Franklin développé par l’ESA devrait être lancé dès 2022. Ce dernier doit embarquer de nombreux instruments scientifiques dont l’objectif principal est de sonder de possibles traces de vies antérieures sur Mars. En partenariat avec la NASA, l’ESA réfléchit également à une possible mission appelée Mars Sample Return devant permettre le retour d’échantillons martiens vers 2025-2030. 

Missions scientifiques et exploration du système solaire

Au delà de la Lune et Mars, de nombreuses missions d’exploration scientifiques non habitées sont prévues. La part du budget spatial européen consacré à ces activités est lui aussi largement en hausse, preuve que cet aspect de l’espace n’a pas été oublié au profit des autres enjeux. Le télescope spatial baptisé James-Webb, issue d’un partenariat entre l’Europe, les Etats-Unis et le Canada, devrait entrer en service dès 2022. Grâce à des appareils bien plus puissants, ce dernier pourra collecter des clichés toujours plus impressionnants de l’univers et peut être permettre la découverte de nouvelles étoiles ou galaxies lointaines. Mais l’Europe est également capable de développer des missions d’envergure à elle seule. C’est notamment le cas de Jupiter Icy Moons Explorer (prévu pour 2022) visant à étudier Callisto, Europe et Ganymède, trois des quatre satellites naturels de la planète Jupiter. 

L’Europe, leader des technologies de positionnement par satellite ?

D’ici la fin de l’année 2020, le système de positionnement par satellite européen prénommé Galileo devrait devenir totalement opérationnel en atteignant sa précision maximale. En collaboration avec l’ESA (chargée du segment spatial), c’est l’Union européenne qui finance et dirige ce programme dont les activités sont supervisées par la Commission. Les enjeux sont déterminants puisqu’il s’agit d’assurer une indépendance européenne vis-à-vis du GPS américain. Posséder une telle technologie est stratégique et peut être utilisée dans de nombreux champs d’application : automobile, téléphonie, sécurité, objets connectés etc. Par exemple, on peut très bien imaginer l’importance d’une indépendance européenne vis-à-vis du stockage des données de localisation de ses citoyens. Les Européens ne sont pas les seuls à vouloir s’émanciper des technologies américaines. Les Russes ont déjà leur propre système appelé GLONASS tandis que les Chinois développent un système appelé Beidou. L’UE vante un niveau de qualité et de précision supérieur à ses homologues. Galileo dénombre déjà près d’un milliard d’utilisateurs et plus de 30 millions d’utilisateurs supplémentaires par mois. Contrairement aux systèmes russes et américains qui furent créés par les autorités militaires, Galileo fut officiellement conçu pour un usage civil uniquement.

Surveillance de la Terre et réchauffement climatique 

La lutte contre le réchauffement climatique fera sans aucun doute partie des grands défis à relever durant les prochaines années. Souvent perçu comme une industrie polluante, le secteur spatial est pourtant impliqué dans cette prise de conscience. Pour rappel, les déclarations écologiques alarmantes émises par des organisations comme le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) sont souvent issues de modèles numériques réalisés grâce aux images et données satellites. L’Europe spatiale semble avoir pris conscience de ces enjeux, notamment au travers du programme européen Copernicus coordonné conjointement par l’ESA et l’Union européenne (au travers de son Agence européenne pour l’environnement). Sur les 14,4 milliard d’euros de budget de l’ESA pour les 3 prochaines années, 2,54 milliards d’euros seront ainsi consacrés à l’observation de la Terre. Avec un tel budget, l’Europe souhaite que le programme Copernicus se concentre davantage sur les enjeux climatiques. Les données recueillies grâce aux satellites européens pourraient permettre d’observer l’évolution des émissions de dioxyde de carbone, surveiller la température à la surface des mers ou suivre les feux de forêt. Ces satellites pourraient même permettre de prévoir les récoltes grâce à l’étude de la culture des sols, participant ainsi au maintien de la sécurité alimentaire mondiale. 

Incontestablement, ces nombreux projets démontrent que les ambitions spatiales pour la décennie à venir sont grandes. La symbolique d’un possible retour sur la Lune illustre parfaitement les nombreux espoirs que suscitent les années 2020. Même s’il est évident que les acteurs impliqués dans ces activités seront nombreux, l’Europe semble s’être dessiné un calendrier ambitieux et pourra compter sur des financements inédits qui devraient permettre la réalisation de nombreux projets. Conscient de l’aspect stratégique du secteur et des questions de souveraineté qu’il soulève, l’UE semble accentuer cette tendance afin de favoriser la mise en place d’une Europe spatiale forte et indépendante. A l’heure où les projets habités reviennent sur le devant de la scène, la possibilité de voir un premier européen fouler le sol lunaire semble ainsi se rapprocher.

Tanguy Doerflinger, étudiant en Master à l’Institut d’Etudes Européennes de l’ULB

Cet article est apparu dans le magasine publié le 20 juin 2020. Lisez le magasine dans son entièreté ici.

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