Comment analyser les tensions entre la Turquie et ses voisins européens ?

18 September 2020 /

4 min

Depuis plusieurs semaines, les relations diplomatiques entre plusieurs pays membres de l’Union européenne (i.e. Allemagne, Chypre, France, Grèce) et la Turquie se sont durcies. Les déclarations du président Erdogan, accompagnées de celles de ses ministres, attirent l’attention en Méditerranée. La Grèce et la Turquie se disputent certaines îles depuis des décennies (realpolitik oblige, ces dernières étant riches en ressources et situées à quelques mètres du territoire turc). Jamais les relations gréco-turques n’avaient atteint un tel niveau de tensions depuis 1974 et la fin de la guerre opposant Chypre et la Grèce à la Turquie. Comment comprendre ces tensions ? Pourquoi la France intervient-elle et qu’a-t-elle à y gagner ? Que cherche Recep Tayyip Erdogan ? Voici quelques pistes de réflexion.

Les causes historiques

10 Août 1920, signature du traité de Sèvres. Tout part de là et du traité de Lausanne du 24 juillet 1923. Ces deux traités ont délimité les frontières de la Turquie actuelle, ayant engendré un fort ressentiment de la part du peuple turc. Depuis le coup d’état raté de 2016, Recep Tayyip Erdogan a œuvré à la réalisation de son rêve de reconstruire l’ancien empire ottoman, souhaitant faire retrouver à son pays sa puissance d’antan.

La Turquie continue dès lors de rejeter la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982 (CNUDM) qu’elle n’a pas ratifiée puisqu’elle validait les possessions grecques et chypriotes en Méditerranée. Les turcs ne veulent plus de ce statu quo historique désavantageux. Pour preuve, la première prière à Saint-Sophie, transformée en mosquée en juillet dernier, a été faite le même jour que le Traité de Lausanne.

Au regard du droit international, la Turquie « a tort » puisqu’elle est un des seuls membres de l’ONU à ne pas avoir ratifié la CNUDM. Toutefois en termes politico-géographiques, il est difficile de ne pas entendre les revendications du peuple turc. Ce dernier ne supporte plus de voir les côtes turques amalgamées à un parc rassemblant les îles grecques.

L’argument géopolitique repose sur le fait que la Turquie reproche à la France de se positionner sur ce dossier, lui reprochant son manque d’impartialité, appelant à une médiation par une organisation internationale.

Les leviers géopolitiques

De juillet à août 2020, le navire de prospection sismique (Oruç Reis), escorté de navires de guerre, a été envoyé dans les eaux grecques pour sonder les fonds marins à la recherche d’hydrocarbures. Il est finalement rentré au port le 13 septembre, avant un possible retour comme annoncé par le ministre turc de la défense.

En conséquence : 15.000 soldats grecs supplémentaires ont été mobilisés et une commande importante d’armements et équipements militaires français (avions Rafales, frégates) a été passée.

Sans doute galvanisée par la réussite de ses actions dans l’Est de la Libye et en Syrie, la Turquie n’hésite plus à « montrer ses muscles » et cherche à sécuriser sa zone d’influence en Méditerranée. À juste titre ? Par le droit international sur le partage des eaux et au concept de Zone Économique Exclusive (ZEE), on ne peut pas reprocher à la Turquie de vouloir profiter des ressources présentes dans des eaux qui bordent ses côtes. Elle est confortée par ses actions en Afrique et la mobilisation de son soft power : financement de mosquées, internationalisation de ses entreprises et davantage de visites diplomatiques, entre autres. On peut lire une rivalité franco-turque se cristalliser sur le continent mais je préfère y lire le renforcement d’un compétiteur face aux ambitions chinoises, en particulier en Afrique de l’Est (Éthiopie, Kenya).

De son côté, Emmanuel Macron fait preuve d’un activisme sur la scène internationale intéressant mais difficile à conserver sur le long-terme. Le président français souhaite être le porte-parole d’une Union européenne qu’il souhaite souveraine. Depuis le discours d’Athènes de 2017 où il appelait à une refondation de l’Europe, le président français a opté pour une stratégie à risque : avancer ses pions en espérant que les européens suivent. Au Sahel les soutiens se mobilisent (enfin) mais sur le dossier turc, la France est bien seule à côté de Chypre et de la Grèce. Rappelons que la Turquie est toujours amère de son refus d’intégration dans l’UE, que certains qualifient d’humiliation.

Face à l’activisme français, l’Allemagne joue la carte de la discrétion compte-tenu de son rôle de présidence du Conseil de l’UE jusqu’en décembre 2020. Nous pourrions également noter la diaspora turque présente en Allemagne et l’enjeu des élections fédérales en 2021. Face à cette absence de position commune des états membres, Angela Merkel attend le conseil européen de fin septembre pour affiner sa position nationale mais aussi européenne.

Vers une résolution pacifique?

« La Turquie est un voisin important et le sera toujours. Mais si nous sommes géographiquement proches, la distance entre nous semble ne cesser de croître » a souligné Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, le mercredi 16 septembre dans son discours sur l’État de l’Union. Ces paroles font écho à celles du ministre des Affaires étrangère français Jean-Yves le Drian et de Josep Borrell, « Haut Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité », ce dernier ayant laissé entendre que des sanctions économiques sur la Turquie étaient à prévoir. Cette dernière est très dépendante du tourisme européen, des capitaux étrangers et se relève à peine d’une forte crise économique. Ces récentes menaces pourraient être à l’origine de l’apaisement des dernières heures.

En outre, convaincre les européens à établir des sanctions économiques ne sera pas chose aisée. L’Histoire montre, en Corée du Nord et en Iran notamment, que les sanctions n’ont jamais été une réussite mais pourraient renforcer Erdogan dans son attitude et uniraient les turcs derrière leur président. Nous verrions alors le nationalisme turc, voir néo-ottomanisme, renforcé.

En faisant un bilan des forces en présence, nous pouvons prévoir une résolution par des négociations. Premièrement il n’existe pas de procédure permettant l’exclusion d‘un membre de l’OTAN. Un conflit ouvert entre ses membres paraît donc impossible. En avançant l’argument politique, on peut rappeler que les présidents français, grec et turc ont tout intérêt à montrer leur succès sur la scène internationale vis-à-vis de leur population. Ils jouent la carte de l’électorat : si Erdogan se montre si véhément à l’encontre de son homologue français, le qualifiant « d’ambitieux incapable » le jeudi 17 septembre, c’est qu’il a besoin de son hostilité pour ressouder son peuple derrière lui. Durant une visio-conférence qui visait à justifier sa politique étrangère musclée, il a réussi à convaincre les dirigeants locaux de son parti. 

Toutefois, le coup de poker sera difficile à tenir pour la Turquie, seule face aux européens. Nous pouvons terminer sur l’absence notable des Etats-Unis. Pourquoi se montrent-ils si mesurés ? N’imaginons pas que Trump fasse preuve de retenue dans ses déclarations mais plutôt que les Etats-Unis souhaitent conserver l’un de leur seul allié occidental du Moyen-Orient. Occupés par les rapprochements diplomatiques d’Israël et de ses voisins, il vaut mieux conserver une Turquie intégrée ou très peu intégrée plutôt qu’une Turquie rejetée. On pousserait cette dernière dans son projet de reconstruction de l’empire ottoman. Là où le sommet UE-Chine se déroulait en parallèle, peut-être que l’attention a été orientée du mauvais côté.

Thomas Rambaud est jeune diplômé de l’Institut d’Études Européennes/ULB de Bruxelles.

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