Une menace silencieuse : l’évolution de la ‘Ndrangheta et la réponse de l’UE

26 October 2023 /

9 min

Quand on parle de “mafia italienne” on fait référence au phénomène mafieux en Italie, il existe toutefois plusieurs déclinaisons régionales de ce phénomène.

Longtemps sous-estimée, cachée, ses actes catégorisés comme de simples brigandages, la ‘Ndrangheta est, progressivement et silencieusement, devenue de plus en plus raffinée, puissante et endémique jusqu’à s’étendre sur tous les continents et à être considérée par plusieurs forces de l’ordre, dont Interpol, la police belge et allemande, comme étant une des organisations criminelles les plus puissantes au monde. 

Quels sont les éléments qui aujourd’hui permettent d’expliquer cette rapide expansion ? Et quel est l’effet de ces activités mafieuses sur la sécurité et l’économie de l’Union européenne (UE) ? Mais surtout, quelles mesures adopte cette dernière pour protéger ses citoyens ?

La ‘Ndrangheta, ou l’évolution d’une mafia longtemps négligée.

Quand on parle de “mafia italienne” on fait référence au phénomène mafieux en Italie, il existe toutefois plusieurs déclinaisons régionales de ce phénomène. La ‘Ndrangheta, active depuis la deuxième moitié du XIXème siècle, en est la déclinaison calabraise. Elle trouve son origine dans la région la plus pauvre et historiquement négligée d’Italie, la Calabre – sa capitale symbolique est le village de San Luca au Sud-Est de la région. Elle a longtemps été considérée comme une “mafia paysanne”, caractérisée par l’extorsion, le chantage et le vol de bétail. À partir des années 1970 elle se lance dans le “business” des enlèvements contre rançon, dont le plus fameux reste celui de John Paul Getty III en 1973. Il est alors âgé de seize ans et est le petit-fils d’un magnat du pétrole américain. Pendant sa captivité, une oreille lui est coupée et est envoyée au quotidien italien Il Messaggero, pour convaincre la famille de payer. Après cinq mois de détention, il est libéré contre paiement d’une rançon d’environ 3 millions de dollars (aujourd’hui, ce montant s’élèverait à une somme de 20,3 millions de dollars). Cet événement, de par sa brutalité, propulse la ‘Ndrangheta pour la première fois sur la scène internationale. 

Les profits des enlèvements des années 70 et 80 ont permis à cette véritable entreprise du crime d’amasser d’énormes sommes d’argent et de l’investir dans plusieurs activités qu’elles soient criminelles ou non, comme par exemple l’industrie du bâtiment – secteur légal mais dans lequel la ‘Ndrangheta est très active – et le trafic de cocaïne. 

Son existence demeure relativement cachée jusqu’au début des années 2000 où elle  commence à être perçue  comme une véritable menace, en particulier suite à plusieurs crimes dont le massacre de Duisbourg, en Allemagne, où 6 personnes ont été tuées dans le parking d’un restaurant italien. 

Les raisons de la montée vertigineuse de la ‘Ndrangheta peuvent être identifiées dans sa structure et ses choix stratégiques. Une première différence fondamentale avec les autres mafias est que l’affiliation se fait presque uniquement que par lien de sang. La transmission de père en fils donne plus d’omertà et moins de repentis, parce que si l’on décide de trahir la “famille criminelle” on doit trahir aussi la famille biologique. Les témoignages des repentis sont un outil fondamental dans la lutte au crimé organisé,  car ils permettent avant tout de connaître le fonctionnement des différentes organisations. Le fait que la ‘Ndrangheta ait eu moins de repentis permet d’expliquer le halo de mystère qui a longtemps entouré cette mafia plus que beaucoup d’autres.

Deuxièmement, la ‘Ndrangheta possède une organisation plus horizontale que verticale, contrastant avec la plupart des autres mafias, qui elles sont donc plus hiérarchisées. L’unité de base prend le nom de ‘ndrina, c’est à dire une alliance de plusieurs familles du même territoire, et les ‘ndrine se regroupent dans les “Locales”. À la tête de tout on ne trouve pas un chef individuel, mais dès la fin des années 80 existe un organe appelé “Crimine”, comparable à une “cour constitutionnelle du crime” qui coordonne les relations entre membres mais sans prendre de décisions opérationnelles ni entrer dans les affaires des familles, et qui garde l’ordre en résolvant les querelles à travers des décisions sans appel. Ses membres sont renouvelés chaque année. Ce type de structure non-pyramidale rend le phénomène plus difficile à combattre et a contribué à son expansion comme une tache d’huile, presque comme une franchise. 

En ce qui concerne ses choix stratégiques, la ‘Ndrangheta s’est surtout toujours tenue hors des radars. Dans les années 80 la Cosa Nostra – la mafia sicilienne – s’est lancée en une guerre ouverte et suicide contre l’Etat, qu’elle finira par perdre, alors que l’organisation calabraise a, de plus en plus, abandonné les moyens violents, préférant reposer sur une corruption silencieuse. Ce qui lui a permis de s’insérer dans la politique, l’administration publique et la finance partout en Italie, en Europe et dans le monde. Ses moyens sont devenus de plus en plus raffinés, avec un enracinement profond dans les territoires où elle s’installe. Elle utilise aussi désormais la haute finance pour ses affaires, surtout pour blanchir les revenus, en plus des crimes plus “classiques”, et s’est ainsi transformée en une “white collar mafia”.

De plus, elle a exploité ses énormes capitaux, liés notamment aux enlèvement cités précédemment, et sa réputation acquise au fil du temps de “mafia honorable” pour entrer en contact direct avec les producteurs de cocaïne en Amérique du Sud. Devenant ainsi le “grossiste de la coke” du monde occidental, capable de dicter ses prix aux autres organisations criminelles opérant dans la même région. Enfin, au sein des familles on trouve de plus en plus de membres aux casiers judiciaires vierges, instruits dans les meilleures universités du monde et qui, de par leur formation, savent comment gérer et blanchir l’argent de manière de plus en plus sophistiquée.

C’est à la suite de ces nombreux facteurs que la ‘Ndrangheta a pu passer en quelques décennies de “mafia paysanne” à une des plus puissante organisation criminelle au monde, avec un revenu annuel estimé entre 50 et 60 milliards d’euros, supérieur à celui de multinationales américaines comme McDonald’s, Coca Cola ou encore Netflix, et avec environ soixante mille affiliés étalés sur plus de trente pays. 

La menace du crime organisé au sein de l’Union européenne : impact et réactions

Dans une interview donnée au journal français Le Monde en 2020, Nicola Gratteri, un magistrat fer de lance dans la lutte à la ‘Ndrangheta, affirme que “l’Union européenne n’est pas prête au niveau normatif. Elle ne maîtrise pas le concept même de sécurité face au crime organisé, ni la culture du contrôle du territoire”. Toujours selon M. Gratteri, trop d’États membres ne comprennent pas ce danger, comme par exemple l’Allemagne, où il n’existe aucune limite aux paiements en espèces, ce qui est en revanche un outil important qui permet d’identifier et d’interrompre le blanchiment d’argent. Ce discours laisse donc la porte ouverte à divers questionnements : quelle est l’approche de l’UE face à ce grave problème, et quelles sont les actions entreprises pour défendre le marché européen ?

En favorisant la libre circulation des biens et des personnes, le Marché Unique européen, c’est à dire le cadre juridique de l’Union européenne qui permet la liberté de mouvement des personnes, des biens, des capitaux et des services à travers les frontières de ses États Membres, a indirectement offert aux groupes criminels du monde entier la possibilité de gérer leurs trafics en Europe avec plus d’aise. Notamment grâce à l’enlèvement des contrôles transfrontaliers dans le cadre de l’Accord Schengen (en vigueur depuis 1995).

En effet, un rapport du Parlement Européen publié en 2021 concernant l’impact du crime organisé sur les finances de l’UE relate que selon les estimations de la Commission, il manquerait, en 2016, un total de 50 milliards d’euros en considérant uniquement la fraude de TVA par des groupes criminels. Les dégâts venant d’une mauvaise attribution des dépenses de l’UE sont aussi considérables. En outre, la Commission européenne rapporte que le trafic de drogues illégales représente un revenu annuel minimal de 30 milliards d’euros, et constitue 38% des activités criminelles en Europe. De plus, la consommation de ces produits a augmenté en moins de cinq ans de 42,3%. Toutefois, la plupart du temps, les données ne se basent que sur des estimations, en raison de la nature intrinsèquement cachée des activités criminelles. Les vrais chiffres pourraient être plus élevés.

Conscients de ces nouveaux défis, les Etats membres de ce qui s’appelait à l’époque la Communauté européenne (CE) ont créé en 1976 TREVI. Un forum dédié à la coordination en matière d’anti-terrorisme, qui s’est rapidement développé pour arriver à couvrir aussi les crimes transfrontaliers au sein de la CE. Au début des années 90, le “European Police Office” (Europol) commence à prendre forme et devient officiellement actif dès 1999. Il sera réformé en agence européenne en 2010. 

L’objectif d’Europol est de favoriser la coordination au niveau européen contre les crimes qui nécessitent une action transnationale. Europol effectue également un important travail d’analyse des tendances des activités criminelles internationales en Europe, qui est publié tous les quatre ans dans le rapport “Serious and Organised Crime Threat Assessment” (SOCTA), dans le but d’individuer les principales menaces criminelles auxquelles fait face l’UE. 

À présent, l’outil européen principal de lutte contre la criminalité organisée est une initiative de sécurité devenue permanente en 2021 sous le nom de “European Multidisciplinary Platform Against Criminal Threats” (EMPACT). EMPACT est, selon la définition qu’en donne la Direction générale de la migration et des affaires intérieures, “à la fois une mentalité, un environnement de gestion ad hoc et une plateforme structurée et multidisciplinaire de coopération entre Etats membres”, et se caractérise par une approche basée sur les services de renseignements en matière de criminalité. Et qui inclut la contribution de plusieurs administrations nationales et européennes ainsi qu’une approche multidisciplinaire qui combine le plus grand nombre de mesures possibles y compris les mesures préventives, répressives, tactiques et opérationnelles. 

EMPACT est soutenue par les États membres et les institutions et agences européennes (y compris Europol). Parmi les priorités pour la période 2022-25, précisées par la Commission en avril 2021 sur la base du SOCTA (publié par l’Europol),  on compte notamment la lutte contre :  les réseaux criminels à haut risque, les cyberattaques, la traite d’êtres humains, le trafic de drogue et l’exploitation sexuelle des mineurs.

De là, le Conseil de l’Union européenne identifie un nombre limité de priorités européennes liées au crime, développe ensuite un plan stratégique général, jusqu’à arriver aux opérations de police sur le terrain.

Lors de l’annonce de sa stratégie en 2021, la Commission s’est engagée à augmenter les financements destinés à EMPACT et à améliorer la coopération entre les États membres et avec les pays tiers, comme par exemple le Brésil et le Panama dans le cas de la ‘Ndrangheta. Ce qui a permis la signature d’une déclaration conjointe par l’UE et 14 pays d’Amérique Latine, le 15 septembre 2023, dans laquelle ils reconnaissent l’importance d’une action coordonnée pour lutter contre certaines activités criminelles, dont la production et le trafic de drogues et d’armes, les cyberattaques et les crimes environnementaux, tout en réaffirmant la nécessité de continuer à travailler conjointement.

Les résultats d’EMPACT pour l’année 2022 comprennent près de dix mille arrestations, plus de 62 tonnes de drogue confisquées, plus de 180 millions d’euros en biens saisis, 51 criminels de haut niveau identifiés et 12 arrêtés en Europe et ses alentours. Pour citer quelques exemples, en mai dernier une opération d’Europol impliquant près de trois mille policiers dans huit pays de l’Union européenne  a mené à l’arrestation de 132 membres de la ‘Ndrangheta en un seul jour. 31 ‘ndranghetistes de plus ont été arrêtés le mois suivant, ainsi que des biens pour une valeur de 3,8 millions d’euros, à la suite d’une opération conjointe entre l’Italie, la Belgique et l’Allemagne. Une vingtaine de jours plus tard, 43 autres affiliés de la ‘Ndrangheta ont été placés en garde-à-vue, dont un considéré comme une des figures clés de l’organisation calabraise. En outre, le 9 juin 2023 les ministres de la justice de l’UE ont abouti à une position commune sur le brouillon d’une directive qui vise à créer des règles minimales pour le tracement, l’identification, le gel et la prise des biens issus d’activités criminelles. Le dernier développement à ce sujet date du 20 septembre 2023 et consiste en la décision du Parlement européen de démarrer les négociations interinstitutionnelles.

Il semble donc légitime de dire que l’été 2023 a été productif pour la lutte transeuropéenne contre la criminalité organisée. Nous ne pouvons qu’espérer que la coordination deviendra plus efficace encore, notamment en matière d’harmonisation des procédures et de la perception du danger qui rappelons-le varie selon chaque pays. Il serait également intéressant de savoir ce qu’en pense trois ans plus tard M. Gratteri de l’activité actuelle de l’Union à l’encontre de la ‘Ndrangheta et des autres formes d’organisations criminelles, avec le souhait que cela puisse lui donner ainsi qu’à nous tous un peu plus d’espoir.

Daniele Bogani est étudiant à l’Institut d’Etudes Européennes et est secrétaire général chez Eyes on Europe.

(Edité par Léa Thyssens)

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