Quel impact de l’externalisation de la politique migratoire européenne sur le respect des droits de l’homme dans les pays-tiers ? L’exemple de la Turquie, de la Libye et du Maroc.

14 February 2020 /

14 min

Quel impact de l’externalisation de la politique migratoire européenne sur le respect des droits de l’homme dans les pays-tiers ?

Cet article est une contribution de notre partenaire EU-Logos.
Cet article a pour objectif de mettre en lumière la stratégie « d’externalisation » de la politique d’asile et d’immigration mise en place par l’Union européenne et ses états membres, en réponse à la crise migratoire qui débuta à la suite des printemps arabes, qui entraîna un afflux sans précédent de migrants et demandeurs d’asiles aux frontières de l’Europe. Cette stratégie, qui vise à développer une coopération avec les pays-tiers et de transit, par le biais d’accords bilatéraux ou multilatéraux, a pour objectif de les encourager à mieux contrôler leurs frontières afin d’endiguer plus efficacement les flux migratoires. Cependant, celle-ci a suscité de nombreux débats. Elle a notamment soulevé une série de questions quant à son impact sur le respect des droits fondamentaux des réfugiés dans les pays-tiers. Ainsi, le fait que la mise en œuvre de l’externalisation des politiques migratoires de l’Union européenne, s’opère au détriment des droits humains et des obligations internationales, sera illustré au travers de trois exemples concrets d’accords passés entre les pays européens et d’autres pays tiers.
 

Introduction 

La crise migratoire débutant à la suite des printemps arabes, entraîna un afflux sans précédents de migrants et demandeurs d’asiles aux frontières de l’Europe.  Face aux difficultés pour établir une gestion interne européenne de la crise, l’UE et ses états membres ont ainsi décidé de s’orienter vers une pratique dite « d’externalisation » de la politique d’asile et d’immigration.
Elle consiste à développer une coopération avec les pays-tiers et de transit, par le biais d’accords bilatéraux ou multilatéraux, et a pour objectif de les encourager à mieux contrôler leurs frontières afin d’endiguer plus efficacement les flux migratoires. Cependant, cette stratégie a suscité de nombreux débats. Elle a notamment soulevé une série de questions quant à son impact sur le respect des droits fondamentaux des réfugiés dans les pays tiers et de transit.
Cet article a donc pour objectif de revenir tout d’abord, sur cette stratégie d’externalisation de la politique d’asile et de migration mise en place par l’UE et ses états membres et de l’expliciter davantage. Ensuite, en se basant sur les rapports des diverses organisations de défense des droits de l’homme, ses impacts en termes de non-respect des droits fondamentaux des réfugiés seront évoqués. Pour terminer, ses propos seront illustrés au travers de trois exemples d’accords sur le contrôle des migrations passés entre l’UE et des pays tiers, à savoir la Turquie, la Libye, et enfin le Maroc.

L’externalisation de la politique migratoire européenne 

La crise migratoire qui débuta à la fin des années 2010, trouve ses origines dans l’éclatement des printemps arabes, et des troubles qui s’en sont suivis dans la région du Moyen Orient et du Maghreb. Elle entraîna un afflux sans précédent de migrants et demandeurs d’asiles aux frontières de l’Europe voulant entrer sur le territoire européen via les Balkans et la mer Méditerranée. Les photos et vidéos, relayées pendant des mois par les médias, montrant le sauvetage en mer de nombreux migrants par les bateaux de plusieurs ONG comme l’Aquarius, ou encore plus récemment l’Ocean Viking de l’ONG SOS Méditerranée, ont mis en évidence la catastrophe humanitaire qui se déroulaient le long des frontières de l’Europe.
Dans un premier temps, la Commission européenne voulait soulager les pays d’arrivée, comme la Grèce et l’Italie, en instaurant des quotas et en mettant sur pied des plans de relocalisation des migrants à travers le territoire européen. Mais certains pays et en particulier les pays du groupe du « Visegrad » comme la Hongrie, la Pologne ou encore la République Tchèque, se sont fermement opposés à toute forme de solidarité au niveau européen, et ont refusé de prendre leur responsabilité en faveur d’une relocalisation plus équitable des réfugiés.
Face aux difficultés pour établir une gestion commune européenne des flux migratoires,  l’UE et ses états membres ont donc tenter de répondre à la crise par la mise en œuvre de l’approche dite des « hotspots ». Elle consiste à vouloir mettre en place des centres de tri et de confinement aux frontières intérieures et extérieures de l’Europe. La conséquence directe de cette approche des hotspots est l’intensification de l’externalisation des contrôles des frontières aux pays tiers. Depuis le début de la crise, ces centres ainsi que les accords de coopération avec les pays tiers se sont ainsi multipliés, et selon les rapports de nombreuses  organisations de défense des droits de l’homme, ils ont plongé des milliers de demandeurs d’asile dans des conditions de vie inhumaines.
L’externalisation de la politique migratoire européenne, constitue pourtant aujourd’hui la clef de voûte de l’approche européenne en matière de migration. Elle vise ainsi à développer la coopération avec les pays-tiers et de transit au travers d’accords sur la migration pour les encourager à mieux contrôler leurs frontières et endiguer plus efficacement les flux migratoires, Ces accords se basent sur différentes mesures qui visent à délocaliser les frontières extérieures de l’Europe et à en sous-traiter le contrôle à des pays tiers, qu’ils soient des pays de départ ou des pays de transit, dans le but de bloquer les migrants le plus loin possible des frontières européennes. Concrètement, au travers de ces accords, les pays tiers s’engagent à retenir sur leur territoire, les migrants et demandeurs d’asile avant qu’ils ne parviennent sur le continent européen. Et en échange, ils reçoivent de l’UE une aide financière, ou encore une facilitation de l’octroi de visas pour les ressortissants de leur pays. Autrement dit, l’Union européenne soustraite le contrôle de ses frontières à des pays tiers et leur impose une responsabilité dans la gestion de la migration irrégulière, et cela, en contrepartie d’une série d’aides.
Une série d’accords ont ainsi déjà été conclu avec des pays voisins comme la Turquie en 2016, la Libye en 2017, et des perspectives d’accords sont en cours avec d’autres pays africains de transit comme le Maroc. Ils ont tous pour objectif d’étendre le contrôle des frontières de l’UE au-delà des frontières réelles de l’Europe et témoignent de la volonté européenne d’une gestion externalisée de la crise.

L’impact sur le respect des droits de l’homme dans les pays-tiers 

Cette approche qui semble avoir effectivement permis une diminution de l’intensité des flux migratoires vers le continent européen, est cependant très controversée et, vivement critiquée par la majorité des organisations de défense des droits de l’homme. Elles dénoncent avant tout le fait que ces accords ne tiennent pas compte suffisamment de la protection des droits de l’homme dans ces pays. En effet, les migrants et demandeurs d’asile pris en charge dans les pays d’origine ou de transit, font souvent l’objet de violence, tortures, viols, traitements inhumains et dégradants et de détentions arbitraires.
Elles critiquent donc en particulier le fait que l’Europe s’associe à des régimes autoritaires et répressifs peu soucieux de ces questions, pour endiguer plus efficacement les flux migratoires. Elles considèrent ainsi que ces différentes mesures permettent à l’Union de se déresponsabiliser de leurs obligations d’accueil et de protection des demandeurs d’asile, ce qui va à l’encontre du droit d’asile et de la Convention de Genève de 1951. Elles considèrent donc que ces politiques européennes qui externalisent la gestion des migrations, contribuent à la situation catastrophique dans laquelle se retrouvent aujourd’hui des migrants résidant dans les pays tiers. En coopérant avec des régimes autoritaires, l’UE semble donc privilégier la diminution de la migration irrégulière sur les considérations relatives aux droits de l’homme dans les pays tiers. Une multitude d’organisations de défense des droits de l’homme cherchent ainsi à sensibiliser les états et demandent de prendre des mesures afin d’améliorer la situation des migrants en situation irrégulière.

Le cas de la Turquie

En mars 2016, un pacte migratoire est conclu entre l’Union Européenne et la Turquie, afin de renvoyer vers ce pays les migrants arrivés en Grèce. L’idée était, de lutter contre les routes de migrations irrégulières et de mieux contrôler les flux. Dans cet objectif,  le principe du « un pour un » a été mis en place, qui signifie que pour un Syrien renvoyé en Turquie, un autre est accueilli légalement dans l’Union européenne. En échange, l’UE s’engageait à fournir une aide financière de 6 milliards d’euros pour soutenir la Turquie dans la gestion des demandeurs d’asile, et qui devait aussi s’accompagner de l’abolition des visas pour les citoyens turcs dans l’Union européenne et la relance du processus d’adhésion du pays. Concrètement, on peut dire que l’Europe a transféré ses responsabilités en matière d’asile et d’accueil à la Turquie.
En termes d’efficacité, l’accord a abouti à des effets immédiats avec une réduction considérable des flux migratoires via la mer Egée à destination de la Grèce. Aujourd’hui, l’accord avec la Turquie a donc créé un système qui fait en sorte que les migrants n’arrivent plus du tout sur le sol européen et sont maintenus en dehors de l’Europe . Néanmoins, il n’en reste pas moins très critiqué par les ONG spécialisées dans les questions d’asile et de droits de l’homme. Elles dénoncent le fait que les conditions de détention des demandeurs d’asile en Turquie n’assurent pas à ces personnes le respect de leurs droits fondamentaux. Elles ne considèrent pas que la Turquie puisse être qualifié de « pays sûr ». L’application de la notion de « pays tiers sûr » signifie qu’il y a une obligation pour ce pays d’assurer des conditions matérielles dignes à l’ensemble des demandeurs (droit à l’hébergement, droit au séjour, accès aux soins, accès au travail…). Ce principe fondamental ne peut faire l’objet d’aucune exception et est garanti par l’article 33 de la Convention de Genève de 1951 et l’article 19 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Or, au vu de de la situation actuelle du pays, ces conditions semblent impossibles à remplir de manière effective. En outre, depuis la tentative manquée de coup d’état en 2016, le régime du président turc Erdogan s’est considérablement durci, comme l’ont démontré les purges intenses et les vagues d’emprisonnements politiques qui ont été menées. Ces violations des droits de l’homme et des libertés fondamentales génèrent par conséquent de vives tensions entre la Turquie et l’Union européenne, et déboucha sur le gel de la libéralisation des visas et du processus d’adhésion du pays.
Autre élément inquiétant qu’il semble important de souligner, c’est le fait que la Turquie n’a pas hésité à utiliser récemment son rôle majeur dans la gestion de la crise migratoire en Europe, comme une arme diplomatique pour faire valoir ses intérêts sur la scène internationale, en menaçant l’UE de rompre l’accord et ainsi de libérer une « vague » de migrants irréguliers, si l’Europe ne les prend pas au sérieux.

Le cas de la Libye 

Après avoir réussi à empêcher les migrants d’atteindre le sol européen par la route de la Méditerranée orientale, la volonté de l’Union européenne et de l’Italie a été de pouvoir adopter la même approche à l’égard des pays d’Afrique du Nord afin de fermer, cette fois-ci, la route de la Méditerranée centrale et d’arrêter les flux en provenance de la Libye vers l’Italie. L’Italie a ainsi signé avec la Libye un accord d’entente sur les migrations en 2017, dans le but de déléguer à la Libye la gestion des flux migratoires. Par cet accord, l’Italie fournit les supports techniques et technologiques pour équiper et former les garde-côtes libyens chargés de renforcer le contrôle et la surveillance de leurs frontières. L’accord prévoit également l’amélioration et l’équipement des «centres d’accueil» pour migrants en Libye et le financement de « programmes de développement ». L’UE a ainsi octroyé 200 millions d’euros du Fonds de l’aide européenne aux pays africains pour participer à la mise en œuvre des «mesures» destinées à remédier à la situation migratoire en Libye.
Pourtant, depuis la chute de Kadhafi, la situation de la Libye est très instable. De nombreux rapports témoignent des violations graves et systématiques des droits humains à l’égard des migrants et dénoncent des conditions sordides de détention, des viols, des tortures, des exécutions, des traitements inhumains et dégradants et de l’esclavage. Par ailleurs, lorsque les migrants sont interceptés en mer par les garde-côtes libyens, ils subissent tout type de violence et de torture dans les centres de détention. Tous ces éléments permettent d’affirmer que la Libye ne peut pas être considérée comme un État sûr. Le pays peut même encore à l’heure actuelle, être considéré comme un Etat failli, bien qu’un gouvernement basé à Tripoli est reconnu par la communauté internationale, mais son autorité sur le territoire libyen n’est que partielle, tandis que certains groupes djihadistes contrôlent encore plusieurs zones du territoire, notamment près de la frontière sud du pays par laquelle passent des expéditions de migrants à destination de l’Europe. Les risques auxquels sont exposés les migrants sont donc encore plus évidents que pour le cas de la Turquie.  Mais malgré les dénonciations formulées par les ONG et le rapport du Conseil de sécurité de l’ONU sur la Libye, l’UE continue de soutenir le renforcement des contrôles en Méditerranée en favorisant la collaboration avec les autorités libyennes.

Le cas du Maroc 

Depuis que la route migratoire de la Méditerranée centrale entre la Libye et l’Italie a été pratiquement fermée à la suite de la signature du Mémorandum d’accord entre les pays, le flux de migration irrégulière s’est déplacé vers le Maroc. En raison de la pression migratoire accrue qui a été exercée sur le Maroc à cause de cela, l’Espagne s’est engagée à les aider et a appelé l’Union européenne à faire un effort pour aider le Maroc également.  L’UE a ainsi engagé 148 millions d’euros dans l’aide pour les migrations en 2018, répartis sur plusieurs programmes de soutien. Ces fonds s’ajoutent aux millions déjà mis à disposition dans le cadre du partenariat pour la mobilité et aux millions fournis par l’Espagne.
Une fois de plus, l’UE paie donc un pays tiers pour gérer l’immigration en son nom, tout en ayant peu de considération pour les droits des migrants au Maroc. Bien que ce pays soit considéré comme relativement plus stable politiquement, et plus sûr que la Libye, cela n’a pas empêché la survenance de violations des droits de l’homme des migrants. Plusieurs chercheurs soulignent également qu’au cours de la dernière décennie, les vagues importantes de migrants subsahariens qui ont franchi les barrières de Ceuta et Melilla, ont entraîné un durcissement de la position des gardes-frontières marocains qui n’ont pas hésité à recourir à la violence. Le Maroc semble donc avoir adopté une approche de plus en plus restrictive dans l’élaboration de ses politiques en matière de migration et déploie des efforts considérables pour contrôler efficacement ses frontières nationales. Pourtant, aujourd’hui, l’Espagne et l’Union européenne continue de renforcer leur coopération avec ce pays, qui par conséquent, pose toujours la question de la responsabilité de l’UE et ses états-membres dans les violations des droits fondamentaux des migrants dans les pays-tiers.

Conclusion 

Les pressions migratoires ont conduit à la nécessité pour les pays européens d’impliquer les pays d’Afrique du Nord dans le contrôle des migrations et d’endiguer les flux migratoires irréguliers. Ces accords ont constamment contribué à l’externalisation du contrôle des migrations et à progressivement restreindre la migration irrégulière vers le continent européen.
Néanmoins, cette stratégie a suscité de nombreux débats et, est vivement critiquée par les organisations de défense des droits de l’homme qui dénoncent le fait que ces accords externalisent le contrôle de la migration vers des pays qui ont moins d’engagements en matière de protection des droits de l’homme. Les collaborations des pays européens avec la Turquie, Libye ou encore le Maroc sont l’exemple parfait de la mise en œuvre de l’externalisation des politiques migratoires de l’Union européenne, au détriment des droits humains et des obligations internationales.
Par ailleurs, la coopération des pays tiers au travers de ces pratiques d’externalisation offre également la possibilité pour ces pays d’exercer un pouvoir important sur l’Europe dans le sens où ils sont devenus des Etats tampons qui fonctionnent comme des gardiens. A plusieurs reprises, ces pays tiers ont plus ou moins menacé d’assouplir leur contrôle des migrations, espérant obtenir davantage de financement et d’engagement de la part des Etats européens. Il faut donc garantir les intérêts mutuels pour que la coopération soit vraiment efficace.
En conclusion, l’Union Européenne tente donc, avec un succès relatif, de répondre à la crise migratoire en sous-traitant les politiques d’asile et d’immigration à des pays tiers. Mais pour de nombreux observateurs et ONG, cela signifie que l’Union se désengage de son devoir de faire respecter le droit international par les garanties d’une protection fiable dont sont supposés bénéficier les migrants et participe indirectement à la situation dans laquelle ils se trouvent aujourd’hui.
A l’heure actuelle, les attitudes européennes à l’égard de la migration peuvent donc être caractérisée par la phrase suivante: « loin des yeux, loin du cœur ». Et au vu des divergences entre pays membres sur ces questions, une quelconque réforme de la politique migratoire européenne semble à l’heure actuelle impossible.
Pauline Delestinne

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