Politique et droit européen : quelles perspectives pour lutter contre la haine des minorités religieuses

21 June 2022 /

15 min

Alors que les discriminations envers les minorités juives et musulmanes en Europe s’intensifient, il est important de voir comment l’Union européenne en tant que corps institutionnel régional lutte contre ce fléau que connaît le continent : la haine de l’autre. De l’insulte à la discrimmination, en passant par la stigmatisation, ces communautés religieuses subissent quotidiennement un mauvais traitement par toutes sortes d’acteurs allant du simple individu au politique.

L’observatoire euro-méditérranéen des droits de l’homme pointe d’ailleurs directement la rhétorique hostile croissante de certaines autorités françaises envers l’islam qui fait de la communauté musulmane une cible facile. En 2018, le maire de la ville de Beaucaire a par exemple interdit les alternatives au porc dans les cafétérias des écoles privant ainsi les enfants musulmans et juifs de se voir proposer un repas adapté au même titre que les autres régimes alimentaires tel que le végétarisme. Cette interdiction a été faite en dépit de la décision du tribunal français de Chalon-sur-Saône en Bourgogne qui affirme que des alternatives aux enfants qui ne mangent pas de porc dans les cantines doivent être proposées. Ces traitements stigmatisants et discriminatoires se retrouvent partout sur le territoire Européen.

Les communautés juive et musulmane s’emparent de la lutte contre la haine raciale en Europe

Loin de rester passives, les communautés juive et musulmane tentent d’attirer l’attention des décideurs sur ces fléaux. Nombreux pointent également l’instrumentalisation politique qu’il peut y avoir autour. Cette instrumentalisation oppose souvent Musulmans et Juives en utilisant des propos islamophobes pour combattre l’antisémitisme. Mais la communauté juive, globalement, rejette ce type de propos intolérables. Pour beaucoup, la lutte contre la discrimination religieuse et raciale doit se faire notamment par l’entraide entre Juifs et Musulmans et non en mettant dos à dos les deux communautés. Sigmount Königsberg, délégué de la communauté juive de Berlin contre l’antisémitisme, précise lors d’une interview pour le journal EURACTIV sur la montée de l’antisémitisme “qu’on ne peut pas combattre l’antisémitisme avec de l’islamophobie. Ceux qui font ça jettent de l’huile sur le feu … Et je ne peux pas garder le silence quand les Musulmans sont discriminés. C’est la raison pour laquelle les Juifs et les Musulmans doivent travailler main dans la main.” Si la société civile européenne juive et musulmane semble s’emparer des questions de haine raciale, quand est-il des autorités nationales et européennes ?

Sentiment d’insécurité croissant dans les populations juives d’Europe

La situation devient de plus en plus critique. Une enquête réalisée par Ipsos l’année dernière rapporte que près d’un belge sur 20 discriminerait clairement une personne parce qu’elle est juive. L’EUMC (l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes ) affirme que les musulmans européens sont souvent victimes de différentes formes de discriminations qui réduisent leurs possibilités d’emploi et freine l’accès à l’éducation. Toutes ces discriminations envers les minorités religieuses alimentent un sentiment d’insécurité au point de forcer ces dernières à quitter l’Europe. Comme le relate la Commission européenne dans son plan stratégique contre l’antisémitisme, près de 38% des Juifs présents sur le territoire européen ont déjà envisagé d’émigrer car ils ne s’y sentent pas en sécurité. Ces statistiques sont plus qu’ alarmantes et nécessitent aujourd’hui des actions concrètes.
Dès lors, comment l’Union européenne peut-elle agir pour lutter contre ces discriminations ? A travers la Commission européenne tout d’abord. Cette dernière est l’institution chargée d’œuvrer pour l’intérêt général de l’UE et de ses citoyens européens, peu importe leur religion ou leurs origines. La Cours de justice de l’Union européenne (CJEU) joue également un rôle dans la lutte contre les discriminations envers les minorités religieuses, en veillant au respect du droit de l’Union en matière de discrimination. .

La lutte contre l’antisémitisme au premier plan de l’agenda de la Commission européenne

Il y a urgence à agir aujourd’hui. En effet, depuis quelques années, les actes xénophobes et racistes se multiplient. UNIA ( institution publique indépendante qui lutte contre la discrimination et défend l’égalité des chances en Belgique), précise que l’Europe connait une hausse d’actes et propos, antisémites. La Belgique n’y échappe pas. Le 25 juin 2018 le tribunal d’Anvers condamne un homme pour aggression à caractère antisémite. En septembre 2018, le tribunal de Bruxelles condamne un autre homme ayant brandit une pancarte dans la rue sur laquelle il est inscrit qu’il regrette qu’ “Hitler n’a pas finit son travail”, avant de frapper au visage une femme qui protesta face à ce propos antisémite. L’institut de sondage IPSOS pointe tout particulièrement du doigt la région flamande, qui enregistre un taux d’antisémitisme de 24%. Malheureusement, ces exemples ne sont pas des cas isolés et l’Europe a affaire à une tendance généralisée de hausses d’agressions verbales et physiques envers les minorités.

Face à ces statistiques plus que préoccupantes, la Commission décide de s’attaquer au problème à travers une stratégie européenne de lutte contre l’antisémitisme. Cette dernière sera mise en œuvre pendant la période allant de 2021 à 2030, et permettra de lutter contre la haine envers la communauté juive. Il s’agira d’abord de financer les Etats membres afin de faire de la prévention sur toutes formes d’antisémitismes et de mettre en place des stratégies de lutte contre ces discriminations raciales.. Une collaboration sera également faite avec l’industrie du secteur informatique pour empêcher la vente d’objets nazis en ligne.

L’Union européenne prendra également des mesures pour conserver le patrimoine juif et faire en sorte que les citoyens européens soient mieux renseignés sur l’histoire, la culture et les traditions juives. Cela passe notamment par le soutien à la création de réseaux de lieux mémoriels pour perpétuer la mémoire de la Shoah. En effet, d’après la Commission européenne, un Européen sur vingt n’a jamais entendu parler de ces événements dramatiques et certains lieux où s’est produit la Shoah ne sont toujours pas connus du grand public. Pour contrebalancer ces chiffres et remédier à ce problème, l’UE cherche à coopérer avec un maximum d’autres organisations internationales, États membres et communauté de chercheurs. Consciente des nombreuses lacunes qui existent sur l’histoire et la culture juive et des violences antisémites commises sur son territoire, la Commission européenne propose une action politique concrète à travers cette stratégie européenne de lutte contre l’antisémitisme.

Les prises de paroles et actions de la part des agents politiques nationaux se sont également multipliées face à cette montée de la haine envers la communauté juive . On se rappelle de Noa Lang, footballeur néerlandais qui après le titre de Bruges a fait scandale avec son chant « je préfère mourir qu’être un juif d’Anderlecht ». Ces propos avaient suscité une vive condamnation des politiques de tous bords tel que Sophie Wilmes (ministre des affaires étrangères belge, MR), Ahmed Laaouej (député de la chambre représentant de Belgique, PS), Rajae Maouane (co-présidente, ECOLO) et bien d’autres qui ont qualifié ce chant d’ « ignominie ». Même si les personnalités de tous partis francophones confondus ont condamné ces paroles, le combat contre les propos antisémites n’est pas gagné. En effet, le club Bruges a défendu son joueur en affirmant qu’il n’y avait aucun sous-entendu antisémite. Cet exemple n’est pas le seul que rencontre la société belge mais aussi européenne dans son ensemble. C’est pour cela qu’une lutte contre l’antisémitisme efficace ne peut être menée à bien que s’il y’a coopérations entre les institutions locales, nationales/ fédérales et européennes.

Lutter contre le racisme antimusulman et discrimination des femmes voilées au cœurs du droit européen

En plus de l’antisémitisme croissant, la Belgique fait également face à une monté du racisme antimusulman, parfois au sein même des partis politiques. A l’approche des élections de 2014 notamment, Edouard Delruelle, directeur du Centre pour l’égalité des chances, s’adresse directement à certaines personnalités du parti libéral (MR) avec ces mots « au MR il faut que certains cessent les amalgames constants qu’ils font entre les Musulmans et l’intégrisme, l’islam et l’intégrisme. Parce que ça aussi, de la même façon que l’antisémitisme, et bien, le racisme antimusulman ne fait qu’approfondir un malaise ». Au sein de cette haine des minorités religieuses, ce sont les femmes musulmanes qui se trouvent dans la situation la plus délicate.

L’affaire Asma Bougnaoui est emblématique de cette forme discrimination, mais montre également que la justice européenne est là pour rappeler les règles auxquelles tous les pays de l’Union ont adhéré. Alors que madame Bougnaoui est ingénieur informatique chez Micropole (une entreprise informatique privée basée en France), un client se plaint de son port du voile en invoquant que « le port du foulard le gênait ». L’entreprise de peur de perdre un marché demande alors à madame Bougnaoui d’enlever son voile lors de ses interventions chez les clients. Face au refus de cette dernière, Micropole prend la décision de la licencier. Jugeant ce licenciement abusif, uniquement basé sur une discrimination religieuse, elle introduit un recours en justice. C’est le début d’une véritable bataille juridique. La procédure judiciaire dure près de 10 ans avant le jugement final. En effet, Asma Bougnaoui s’est pourvu en cassation, épuisant ainsi toutes les voies de juridiction possibles, mais la justice française, pour qui le licenciement était fondé sur une « cause sérieuse et réelle », a toujours soutenu l’entreprise. La cour de cassation, plus haute juridiction française, a cependant sollicité la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui donna raison à Asma Bougnaoui et jugea son licenciement infondé et discriminatoire. Grâce à cet avis de la CJUE, la Cour d’appel de Versailles a déclaré son licenciement nul et a condamné la société Micropole à payer 15.234 euros d’indemnité à la demanderesse.

Pour rendre son jugement, la CJEU s’est appuyée sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Cette dernière garantit la liberté de religion et de conviction au sein de l’Union européenne. En effet, l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne stipule que toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

De part son effet direct au profit des individus, le droit européen permet de lutter efficacement contre les discriminations religieuses auxquelles sont confrontés nombre de citoyens européens, que ce soit les femmes qui portent le voile ou encore les hommes portant la kippa. Là où le droit national de certains pays peut freiner l’exercice de cette liberté religieuse dans certains secteurs, le droit européen peut intervenir pour trancher le litige et veiller au respect de ce droit fondamental qu’est la liberté de religion. De plus, le droit européen peut contribuer sur le long terme à faire évoluer le droit national. Rappelons que les arrêts des juridictions et avis de la CJUE servent de base pour les prochains litiges sur les questions de discriminations.

Discrimination religieuse et genre

En plus de la discrimination religieuse, les femmes musulmanes se voient régulièrement discriminées pour leur genre. Cette double discrimination est parfois difficile à identifier mais elle existe bel et bien. En mai 2021 par exemple, la STIB qui est condamnée à verser 50 000 euros pour avoir refusé à deux reprises d’embaucher une femme portant le foulard alors qu’elle a les compétences requises pour le poste. UNIA, la ligue des droits humain qui plaide pour cette femme se réjouit alors de cette décision du tribunal du travail car pour la première fois la discrimination intersectionnelle, c’est à dire fondée sur le genre et la religion, est reconnue. En effet, le tribunal affirme à l’époque que seules les femmes voilées se voient discriminées par la STIB, dans la mesure où les hommes musulmans qui portent une barbe ne se voient refuser aucun poste (seulement 9,3% des travailleurs sont des travailleuses à la STIB). Cette décision est saluée comme une avancée majeure dans la lutte contre les discriminations par l’UNIA.

Le droit européen joue dans ce cas un rôle indirect dans la décision du juge. En effet , le tribunal du travail qui a tranché l’affaire s’est basé sur une ordonnance ( “loi régionale”) qui est elle-même basée sur des critères établis par la CJUE en matière de discriminations à l’embauche. La STIB a été ici condamnée sur base de l’ordonnance du 4 septembre 2008 de la Région de Bruxelles capitale qui vise à promouvoir la diversité, la non discrimination et l’égalité de traitement. L’ordonnance est entièrement basée sur une directive européenne qui vise à lutter contre les discriminations de toutes sortes. Les directives européennes sont des droits dérivés créés par les institutions européennes. Les institutions européennes donnent un certain délai aux agents nationaux pour transposer ces directives aux niveaux nationaux. Cette directive prônait l’égalité de traitement dans les relations professionnelles. Or l’ordonnance explique que la mise en oeuvre d’une politique exclusive comme celle de la STIB (interdisant à cette femme de porter son signe convictionnel) n’est en réalité pas neutre et objective car les personnes passent alors par un filtre. Le marquage convictionnel d’un vêtement, d’un objet, d’un tatouage, d’une barbe ne sera pas pointé du doigts par cette politique de neutralité tandis que le port d’une kippa ou d’un voile le sera. La règle d’interdiction généralisée du port de tout signe convictionnel passe nécessairement par un filtre, qui génère lui-même des traitements inégaux interdits par la directive européenne. L’ordonnance se base aussi sur la jurisprudence de l’arrêt Bougnaoui précité , combinant ainsi droits dérivés (directive) et décisions prises par la CJUE.

Le droit européen : un droit sous pression ?

Sur la question de lutte contre les discriminations envers les femmes voilées, le corps politique belge ne s’est pas montré unifié. En effet, la co-présidente d’ECOLO,Rajae Maouan, salue la décision du tribunal et précise “que ce qu’il faut c’est inclure un maximum les femmes au marché de l’emploi. Le foulard ne doit pas constituer une barrière supplémentaire à l’accès à l’emploi. Rendre le marché de l’emploi inclusif, c’est une vraie question et les partis doivent pouvoir s’y atteler de manière sereine et apaisée”. Quant à lui, le président du parti libéral (MR) Georges-Louis Bouchez a déploré la décision de la STIB, et souhaitait que la STIB fasse appel et ne prenne pas en compte l’effet de cette ordonnance qui transpose une directive européenne. Pour lui il s’agit d’une « nouvelle manifestation de la communautarisation de notre société par la gauche Bruxelloise » et il demande au gouvernement bruxellois de prendre ses responsabilités « en s’opposant à ce choix », sans succès. Même si ces paroles n’ont pas eu d’effet concret, le MR faisant partie de l’opposition au sein du parlement bruxellois et sa marge de manœuvre étant quasi-nulle, il est intéressant de voir que rien n’empêche certains partis, même pro-européen, d’essayer d’opérer un rapport de force pour écarter une ordonnance basée sur du droit dérivé de l’Union européenne .

Ce n’est pas parce que le droit est inscrit qu’il est respecté, ce n’est pas parce que le droit européen est transposé qu’il met tout le monde d’accord. Néanmois le droit européen tente de venir renforcer le droit national et joue un rôle non négligeable pour défendre le citoyen européen contre toute discrimination encourue. Et les minorités religieuses ne sont pas les seules à être protégées par le droit européen. L’article 21 sur la non-discrimination de la charte européenne des droits fondamentaux assure ce droit à toute personne quelque soit son sexe, sa couleur, ses origines ethniques ou sociales, ses caractéristiques génétiques, sa langue, sa religion ou ses convictions, ses opinions politiques ou toute autre opinion, son appartenance, sa fortune, son handicap,son âge ou son orientation sexuelle.

Qui est l’être à blâmer, celui qui dérange ou celui qui est dérangé ?

La question de port de signes religieux dans les espaces publics reste une question sociétale qui doit être traitée tant au niveau national qu’européen. Le président du parti libéral (MR) Georges-Louis Bouchez n’est d’ailleurs pas le dernier à s’inquiéter de la division de la société actuelle : “Si demain, il y a au guichet un homme avec une kippa dans une administration bruxelloise, est-ce que vous pensez que ça ne va pas déterminer quelle file prendront certaines personnes ? Je ne veux pas de cette société de division”. Une question sociétale se pose alors : la division de la société est-elle du à la personne qui porte une kippa ou à la personne qui change de file parce qu’il est dérangé par cette kippa? La responsabilité de protéger les minorités religieuses, droit fondamental européen et national, peut-il passer en second plan face à la “gêne” que peut occasionner les signes religieux que portent ces minorités ?

Ces questions illustrent en réalité une double tension. D’une part, les tensions au niveau national : les partis nationaux eux même divergent sur la question de port de signes convictionnels dans la fonction publique. Une autre tension subsiste entre opinion nationale et européenne. Rappelons que le MR remettait en cause implicitement les directives européennes en s’opposant à la décision du tribunal du travail dans l’affaire de 2021. Ces tensions nous montrent que rien n’est gagné, tout est encore sujet à critiques et susceptible d’être remis à l’agenda politique. Même si des États sont membres de l’UE certains avis sur des questions sociétales iront à l’encontre des avis et décisions de juridictions européennes et vice-versa, c’est une évidence.

Une chose est certaine, il ne faut pas que ces questions sociétales soient instrumentalisées et contribuent à stigmatiser et discriminer les croyants européens. Le rôle du politique est de protéger la population de toute forme de discriminations (religieuses, de genres, orientations sexuelles). La lutte contre l’antisémitisme et l’islamophobie sont aussi un combat à mener. Ce dernier doit se faire de façon concrète et sans entrave. Les libertés religieuses dans lesquelles les Etats européens se sont inscrits doivent être respectées à tout prix . Pour se faire le programme stratégique de la Commission européenne (2021-2030) émet des plans concrets comme la lutte contre l’antisémitisme en ligne ou la contribution de sa juridiction qui condame les discriminations dont les femmes portant un foulards ou les hommes portant la kippa sont les cibles.

[Cet article est paru dans le numéro 36 du magazine]

Share and Like :