Penser le confinement : le regard de 7 sociologues et philosophes

14 May 2020 /

8 min

impact du confinement sur notre psyché

Temps de lecture : 6 min.

 
Près de deux milliards d’individus à travers le monde ont connu, ou connaissent, l’expérience contrainte du confinement. Si celui-ci est à l’origine de nombreuses détresses économiques individuelles, il occasionne également de nombreuses altérations de notre « moi » social. De la violence psychologique de la réclusion de Goffman à la solitude heureuse d’Henry David Thoreau, parcourons le confinement au travers de la lecture de 7 sociologues et philosophes.
 

Confinement, violence psychologique et résilience

Michel Foucault, auteur de Surveiller et punir, a, à de nombreuses reprises, traité de l’enfermement  en tant que placement et maintien des individus dans un lieu clos en vue les maintenir dans un état de « sûreté ». Il affirme, à ce propos, que la séparation et l’immobilisation des corps en des lieux déterminés revêtent une dimension politique forte. Il ajoute qu’ « il y aurait à écrire toute une histoire des espaces qui serait en même temps une histoire des pouvoirs ».
Le quotidien, que nous connaissons, conditionné par une mobilité entravée et dont l’exercice doit se voir soumis à la justification de nécessités impérieuses peut renvoyer les plus sensibles d’entre nous à un imaginaire carcéral. Cette réclusion imposée peut bénéficier des enseignements des travaux menés par le sociologue américain Ervin Goffman. Celui-ci, dans son ouvrage Asiles, a théorisé la notion d’institution totale après une étude menée dans des établissements psychiatriques. Une institution totale est un lieu en coupure du monde au sein duquel les contacts des « reclus » sont limités et où l’on observe une annihilation des frontières entre les différents champs de la vie quotidienne (sommeil, travail et loisir). Notre réclusion à domicile, entre isolement social et confinement matériel peut être lue au travers du prisme de cette notion.
Ces institutions totales se caractérisent par un dispositif de surveillance. Selon une analogie du confinement « institution totale », cette surveillance s’exerce au travers du contrôle de la légitimité des déplacements extérieurs des citoyens. Ce qui a été observé lors de ces études menées dans ces institutions n’est rien de moins qu’une « amputation de la personnalité »  des reclus car chacun observe son identité singulière, érigée dans ses différents cercles sociaux, noyée. La violence de la dépersonnalisation opérée par les institutions totales réside dans le fait de « soumettre les moindres détails de son activité à la réglementation et au jugement de l’autorité » de sorte que « c’est l’autonomie même de l’acte qui (…) est volée »  à l’individu. Goffman ajoute « si le séjour du reclus se prolonge, il peut se produire ce que l’on a appelé une déculturation au sens d’une désadaptation qui rend l’intéressé temporairement incapable de faire face à certaines situations de la vie quotidienne, s’il doit à nouveau les affronter ». 
Affecté par l’institution totale et soumis à ses contraintes, l’individu va investir les moindres interstices pour recomposer et déployer sa personnalité au travers d’adaptations secondaires (l’adaptation primaire étant l’obéissance aux règles). Ces petites marges d’autonomie sont, selon Goffman, les anticorps du « moi » mobilisés pour survivre au confinement. Cette analogie entre le confinement nécessaire que nous connaissons et les huis-clos étudiés par Goffman est de toute évidence imparfaite car, bien qu’un isolement social soit imposé et que les agissements extérieurs soient régulés, chaque individu est libre de ses agissement une fois franchi le pas de sa porte. Ce qu’il est néanmoins intéressant de retenir, c’est la capacité inébranlable que nous partageons dans l’expression de notre individualité dans les pires conditions de privations de libertés. L’individu contraint à l’isolement et à la claustration démontrera de formidables capacités d’adaptation et de résilience en vue de redonner consistance au « soi ».

Besoin de société et divertissement

Dans une fable animalière contée dans son recueil Parega et Paralipomena, Arthur Schopenauer a mis en avant notre paradoxal besoin de société au travers du dilemme des porcs épics. Lorsque ceux-ci sont isolés pendant l’hiver, ils souffrent du froid mais quand ils se rapprochent de leurs congénères pour profiter de leur chaleur, ils se blessent mutuellement. Ainsi, leur existence oscillerait entre froide solitude et chaleureuse mais dangereuse promiscuité. Pour Schopenhauer, le sort des porcs épics illustre notre paradoxal besoin de société et s’il nous est indispensable d’aller au contact de l’autre, c’est en raison du « vide et de la monotonie de notre vie intérieure ». Selon celui-ci “Tout le monde sait qu’on allège les maux en les supportant en commun : parmi ces maux, les hommes semblent compter l’ennui, et c’est pourquoi ils se groupent, afin de s’ennuyer en commun“.
Toutefois, abreuvé de cette chaleur sociale survient un besoin d’isolement en raison des «  nombreuses manières d’être antipathiques » et des « insupportables défauts» d’autrui. Pour ne pas être envahi par l’agacement, le philosophe allemand recommande donc de garder ses distances. Le confinement serait dès lors l’occasion de prendre un congé nécessaire et régénérateur sur autrui avant de replonger, mieux disposé, dans un bain social sédatif. Supporter sa propre compagnie, trouver des ressources solitaires afin de rompre l’ennui  et « se suffire à soi-même, être tout en tout pour soi » constitueraient dès lors la condition la plus favorable au bonheur. L’isolation contrainte que nous connaissons offre, de ce fait, une occasion privilégiée d’œuvrer à cette condition.
Si le divertissement constitue chez Schopenhauer un medium privilégié vers le bonheur, il est envisagé différemment par Blaise Pascal. Conformément à l’étymologie latine divertere du verbe «se divertir » qui signifie « se détourner » Pascal conçoit le divertissement comme une esquive à ce qui nous afflige, aux affres de l’existence. « On ne peut demeurer chez soi avec plaisir” souligne Pascal. L’inaction dans l’isolement révèlerait notre insuffisance, “rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application“. En cela, le divertissement offrirait un moyen de fuir notre condition « faible », « misérable » et « mortelle ». Toutefois le bonheur ne peut venir du seul divertissement et si l’origine de ce dernier réside dans une diversion de l’idée de la mort, s’y adonner serait le meilleur moyen d’y parvenir sans s’en rendre compte. C’est tout le paradoxe du divertissement pascalien “la seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement”.
Par ces temps troublés, caractérisés par un haut potentiel anxiogène, le divertissement « indoor » a, en effet, connu un immense succès comme en témoigne le « Stay at Home index ». Cet indice, créé par la banque d’investissement américaine MKM Partner, regroupe un panel de sociétés qui tireraient profit du confinement. Parmi celles-ci, on observe un triomphe du divertissement dématérialisé au travers de plateformes de streaming notamment. Notons que Sénèque parlait également de divertissement thérapeutique mais loin de l’idée de diversion de Pascal. Selon lui, le divertissement autoriserait l’individu à vivre une expérience expiatoire caractérisée par une liberté de l’âme. Il ajoute que l’oisiveté, que nous pourrions connaître en ces temps, loin d’être insupportable comme décrite par Pascal, donnerait lieu à un exil intérieur nécessaire et libérateur.

L’isolement à l’origine de transformations sociétales

Le confinement qui a imposé son règne sur l’Europe ne laissera pas nos sociétés indemnes. Si l’économie souffre incommensurablement de la chute de la demande et de l’enrayement des productions, notre rapport à l’autre et notre façon de faire société peut également se retrouver impactée. Le sociologue français David Le Breton exprime son effarement quant à une transformation du rapport au corps devenu le lieu de toutes les menaces. Cela renvoie, à son sens, à une nouvelle forme de puritanisme, embrassades, accolades et contacts étant à proscrire et prévenir au travers de l’emploi de gants, de masques et via la préservation de distances. S’en retrouvent profondément transformés les rites d’interactions pourtant constants au fil du temps au sein d’une société donnée. Si les mesures d’hygiène et de distanciation relèvent du bon sens et qu’il serait bien inepte de les remettre en question, peut-être est-il intéressant de s’interroger sur ce qui restera imprégné dans l’inconscient social.

Notre rapport à l’autre et notre façon de faire société peuvent également se retrouver impactés.

Plongés dans la solitude de nos appartements, notre communication est également transformée et connaît un triomphe via le medium technologique selon David Le Breton. Celle-ci relèverait à présent de l’utilitarisme et le sociologue redoute un envahissement plus prégnant de cette « communication déformée » en dehors de toute présence physique à l’avenir. Adressant un éloge de la lenteur, il souligne l’envahissement surprenant du silence dans notre quotidien qui confèrerait à nos existences une autre dimension, inédite et bouleversante et qui autoriserait la mise en valeur de nos perceptions et de leurs nuances. Le silence, s’il ouvre l’accès à un émerveillement de la « redécouverte de la métaphysique du monde » renvoi aussi à notre intériorité et également, à sa redécouverte.
Enfin, il est à noter un resurgissement du rire comme résistance à l’adversité et comme rupture de l’isolement. De Youtube à Instagram ou plus symptomatiquement Tik Tok, de Wuhan à Rome, Wellington ou Bruxelles, l’humour a armé et fédéré les populations dans leur acceptation des mesures de confinement. Selon David Le Breton, rire, c’est recréer du lien social au travers d’une complicité mais c’est également reprendre le contrôle (de nos émotions) sur la menace.

Confinement et solitude heureuse

L’écrivain américain Henry David Thoreau, célèbre pour son essai La désobéissance civile perçoit en l’isolement solitaire un moyen de renouer avec l’intensité de la vie. Dans son classique  Walden ou La vie dans les bois il fait l’éloge d’une retraite solitaire qui, seule, donnerait accès au renouement avec la « puissance de l’existence ». Libéré de toute contrainte extérieure, en huis-clos avec soi-même l’individu serait dès lors libre de « vivre en toute intentionnalité » et de se confronter aux données essentielles de la vie. L’auteur vante également les mérites d’une frugalité volontaire et heureuse, d’une vie ralentie et humble, contraire au culte de la vitesse et de l’enrichissement contemporain. Dès lors, face à cette atomisation de la société, contraints au nom de l’intérêt commun, ce confinement pourrait être l’occasion unique et inédite d’opérer un retour à soi exaltant, de se recentrer sur l’essentiel et de redéfinir son rapport au monde.
 
Lyna Ali-Chaouch,  étudiante en Master 1 Relations Internationales à l’ULB.

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