L’Europe des indépendantismes, symptôme d’un continent en soif d’émancipation ?

21 March 2020 /

9 min

Liberté des régions

« Je ne voudrais pas que demain l’Union européenne se compose de 95 Etats » déclarait en octobre 2017 Jean-Claude Juncker, alors Président de la Commission européenne. A ce moment, l’Espagne se trouvait dans un contexte de crise catalane, ce qui avait relancé le débat des multiples mouvements régionaux en Europe aspirant à l’indépendance. Assiste-t-on à une remise en cause des Etats-nations dans l’Union européenne ?
 

Indépendantisme, régionalisme, autonomisme : de quoi parle-t-on ?

En 2017, la Catalogne s’était retrouvée au cœur de l’actualité suite à son référendum sur l’indépendance, jugé illégal par le gouvernement espagnol. Un peu plus tard, l’Ecosse à son tour a relancé le débat sur l’indépendantisme régional à l’occasion du Brexit : ayant voté majoritairement pour un maintien du Royaume-Uni dans l’UE en 2016, l’Ecosse accepte péniblement de se soumettre au résultat global du scrutin, bien que la sortie du Royaume soit désormais entérinée. En témoignent les dernières élections générales en Ecosse en décembre 2019, qui ont accordé 48 des 59 sièges parlementaires au Parti national écossais (« Scottish National Party », SNP). Le Parlement régional est désormais dominé par une force politique pro-indépendantisme qui réclame un nouveau référendum sur l’indépendance, après l’échec de celui de 2014 (pour rappel, 55,3% des votants avaient choisi de rester au sein du Royaume-Uni). L’hypothèse d’un nouveau référendum a donc refait surface, et avec elle la probabilité de voir surgir une Ecosse indépendante dans les prochaines années.
Peut-on en dire autant pour les autres régions et provinces indépendantistes ? Avant d’imaginer une Europe de 95 Etats nés de diverses régions aspirant à l’indépendance, il faut tout d’abord distinguer les revendications spécifiques à chaque mouvement indépendantiste. Sous le terme d’« indépendantisme » se cache une multitude de concepts apportant plus de nuances. Le premier degré serait le régionalisme, doctrine politique qui cherche à valoriser et à défendre l’identité d’une région. C’est le cas de l’Istrie en Croatie : cette région située à cheval entre la Croatie et la Slovénie et historiquement liée à l’Italie revendique une plus grande autonomie culturelle. Le second degré dans l’autonomie régionale serait le fédéralisme, comme en Allemagne ou en Belgique : les compétences étatiques sont partagées entre un gouvernement fédéral et des gouvernements de collectivités, qui permettent alors aux régions de s’administrer dans un cadre prédéfini. Lorsque cette autonomie conférée par le pouvoir central ne suffit plus à la région, on peut alors parler d’indépendantisme (le peuple revendique son indépendance vis-à-vis de l’Etat et sa capacité à se diriger lui-même) voire de séparatisme (la région souhaite se séparer du pays auquel il appartient, avec le but d’obtenir une reconnaissance politique et de créer un nouvel Etat indépendant). Dans certains contextes historiques, on utilise aussi le terme de sécession (notamment pour la Guerre de Sécession aux Etats-Unis) mais l’idée reste la même : s’affranchir d’une autorité à laquelle on appartenait pour former une nouvelle entité autonome.
 

Régions indépendantistes : points communs et divergences

Si l’on applique ces divers concepts aux régions des Etats européens, on se rend rapidement compte de la diversité des mouvements indépendantistes : en Espagne, en France, au Royaume-Uni, en Italie, en Belgique, mais aussi au Danemark, en Roumanie et en Pologne, une bonne moitié des Etats-membres comprend en son sein des mouvements régionalistes réclamant une certaine émancipation. Une carte établie par Radio France Internationale permet de se rendre compte de la récurrence de ce phénomène à travers l’Europe. Quels sont alors les facteurs qui favorisent l’émergence de mouvements indépendantistes ?
Plusieurs conditions peuvent être identifiées pour créer un désir d’indépendance. En premier, la langue constitue certainement un critère déterminant : le fait de parler et de promouvoir une langue régionale est souvent la marque des indépendantistes (par exemple, le catalan, le breton, l’alsacien ou le gaélique). Elle va de pair avec une forte identité culturelle ainsi qu’un passé historique marquant et distinct de l’histoire nationale. Ainsi, la Bavière, un des 16 « Länder » allemands, possède une histoire qui s’étend sur plus de quinze siècles et a connu une plus longue existence en tant que duché ou royaume indépendant qu’en tant qu’Etat fédéré. Un autre facteur important se trouve dans la situation économique (généralement avantageuse) de la région indépendantiste : des régions prospères telles que la Flandre en Belgique ou la Lombardie et la Vénétie en Italie revendiquent plus véhément leur désir d’émancipation que des régions plus pauvres et dépendantes de l’aide étatique. Enfin, la capacité d’une région à réclamer son indépendance repose immanquablement sur son aptitude à organiser un référendum, principal outil des indépendantistes. Cet instrument n’est pas toujours évident à mettre en place, car il requiert souvent l’autorisation au préalable de l’Etat central, comme c’est le cas de l’Ecosse dont la demande de mandat pour un second référendum sur l’indépendance a été refusé par le Premier Ministre britannique Boris Johnson en janvier 2020.
Si l’on peut regrouper un certain nombre de régions indépendantistes sous ces critères, il faut également souligner les points de divergence qui les caractérisent. En premier lieu leurs revendications : comme vu précédemment, différents degrés d’émancipation peuvent être recherchés, entre la simple autonomie accrue et l’indépendance définitive. Par exemple, en France, alors que l’Alsace se satisfait de son régime concordataire, d’autres régions comme la Corse ou le Pays basque exigent l’indépendance. D’autres encore comprennent à la fois des mouvements indépendantistes et des mouvements autonomistes, à savoir la Bretagne, la Franche-Comté et la Savoie. En second lieu, alors que certains partis indépendantistes agissent de manière pacifique et dans le cadre du jeu politique, d’autres ont recours à la violence pour tenter de faire aboutir leurs réclamations. Le Front de libération nationale corse, par exemple, a par le passé organisé des attentats à la bombe et des attaques à mains armées. On peut également citer la Force volontaire d’Ulster, groupe paramilitaire d’Irlande du Nord qui lors du conflit nord-irlandais, qui s’est rendu responsable de 426 morts. Ces groupes extrémistes ne représentent qu’une minorité des mouvements indépendantistes ; aujourd’hui, leur combat se mène principalement de manière démocratique, par une représentation partisane au sein du pouvoir politique.
 

De région à Etat : un parcours semé d’embûches

Pour pouvoir réfléchir sur les régions indépendantistes, il est nécessaire de comprendre avant tout l’objet de leurs désirs, à savoir la création d’un nouvel Etat. Pourquoi ce statut est-il tant convoité par les régions et provinces ? Et pour quelle raison existent-t-ils actuellement 27 Etats dans l’Union et non pas 95 ? Revenons sur ce qu’est un Etat. Cette forme d’organisation politique aujourd’hui dominante en Europe est constituée de trois éléments : un territoire, une population vivant sur ledit territoire, sous l’autorité de l’Etat, et un gouvernement, c’est-à-dire une organisation politique qui exerce l’autorité. Certaines régions déjà plus ou moins autonomes remplissent ces trois critères. Pourquoi alors ne sont-elles pas qualifiées d’Etat ? Pour obtenir ce statut, un Etat doit être en outre reconnu comme tel par ses pairs, dans la sphère internationale. Il doit pouvoir prendre des décisions, forcer l’obéissance, assurer la sécurité interne et externe du pays, et fonctionner de manière autonome de manière à pouvoir agir indépendamment des autres entités politiques. Contrairement aux trois éléments constitutifs, ces fonctions régaliennes de l’Etat ne sont pas remplies par les prétendants indépendantistes.
Et pourtant, il n’est pas impossible d’accéder au statut d’Etat. La preuve : la création de nouvelles entités politiques indépendantes est un processus continu, qui ne s’est jamais arrêté. Rien qu’en Europe, depuis 2004, les élargissements successifs de l’Union ont vu entrer 13 nouveaux Etats membres, dont 7 n’existaient pas en 1999. Certes, depuis la chute de l’URRSS et la fin de la guerre en Yougoslavie, l’Europe géopolitique s’est stabilisée et les frontières des Etats se sont fixées. Mais une potentielle création de nouvel Etat sur le continent européen n’est pas à exclure.
 

Le droit à l’indépendantisme ? Principe d’auto-détermination vs principe d’intégrité territoriale

En effet, il existe un principe en droit international qui peut mener à la formation d’Etat indépendant : il s’agit du principe d’autodétermination. Introduit par la Charte des Nations Unions en 1951, ce principe consiste en « l’action pour un peuple de prendre en main son propre destin, c’est-à-dire de choisir librement son statut international et son organisation politique et administrative ». Egalement connu comme le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », ce principe comprend deux acceptations : une acceptation externe donnant le droit au peuple de créer un nouvel Etat indépendant ou de maintenir son indépendance ; et une acceptation interne accordant le droit pour un peuple, au sein d’un Etat, de choisir son gouvernement et son système politique. C’est généralement l’acceptation interne qui est appliquée aux régions et provinces, alors que l’acceptation externe a été utilisée pour l’émancipation des territoires colonisés.
Néanmoins, ce principe d’autodétermination est régulièrement brandi par les indépendantistes pour soutenir leur cause, mais il se heurte alors à un second principe de droit international : l’intégrité territoriale. Ce principe-ci concerne le « droit et le devoir inaliénables d’un Etat souverain de préserver ses frontières ». De cette préservation des frontières découle la nécessité pour l’Etat d’entretenir une défense armée de son pays, afin d’être prêt à réagir en cas de violation de ses frontières. C’est pourquoi malgré une certaine autonomie accordée aux provinces ou régions indépendantistes, et quel que soit le nombre de compétences confiées au niveau régional, deux compétences demeureront toujours aux mains du pouvoir central : la défense et la politique étrangère sont la chasse gardée de l’Etat, en vertu du principe d’intégrité territoriale.
 

Que peut-on déduire de ces mouvements indépendantistes ?

Aujourd’hui, l’Europe des 95 Etats prophétisée par Jean-Claude Juncker est très peu probable. Néanmoins, on ne devrait pas ignorer les revendications qui fusent de part et d’autres des régions européennes. Qu’il s’agisse d’indépendance, d’autonomie ou de séparatisme, une chose est claire : ces peuples ne sont pas satisfaits de leur gouvernance actuelle et souhaitent récupérer une partie de leur souveraineté. Des raisons qui rappellent beaucoup l’argumentaire avancé par les défenseurs du Brexit. Quel que soit le niveau de pouvoir, national ou européen, il semblerait que les entités dominées supportent difficilement d’être soumises à une puissance supérieure. Un tel constat suscite une réflexion sur l’attribution de compétences entre les différents niveaux de pouvoir : faut-il décentraliser pour permettre aux régions de gérer de manière personnalisée et adaptée leurs territoires ? Ou doit-on poursuivre l’intégration européenne en confiant plus de compétences nationales à l’Union pour mieux répondre aux défis communs tels que le changement climatique ?
Comment expliquer le rejet par les régions de leurs Etats et le rejet par les Etats de l’Union européenne ? Au lieu de percevoir chaque entité au-dessus de soi comme une concurrente, considérons les niveaux de pouvoir régional, national, et européen comme se renforçant mutuellement : les Etats reposent sur les régions pour leur proximité avec les citoyens ; l’UE repose sur les Etats pour le sentiment identitaire et culturel que seuls eux parviennent à fédérer ; et les régions reposent sur l’UE pour le développement régional, financé par les fonds européens. Peut-être que pour apaiser les relations entre Etats/régions ou Etats/Union, il s’agit avant tout de changer de vocabulaire : opprimés et souverains deviendraient alors des partenaires, œuvrant côte à côte pour une juste répartition du pouvoir.
 
Eléna Bajrić est étudiante en Master en études européennes et rédactrice-en-chef de Eyes on Europe.

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