Les trains de nuit peuvent-ils concurrencer les vols de courte et moyenne distance en Europe?

05 February 2021 /

7 min

Délaissé à partir du début des années 2000, le train de nuit semble faire son grand retour en Europe depuis quelques années. Dans un contexte marqué par des préoccupations environnementales croissantes et la volonté de développer des modes de transport plus durables, le train de nuit, véritable fleuron du patrimoine européen, est-il en mesure de concurrencer les vols de courte et moyenne distance sur notre continent ? 

Rideau sur les trains de nuits 

Dimanche 14 Décembre 2003, 22h19, un train de nuit de la Société nationale des chemins de fer belges (SNCB) quitte la gare de Bruxelles-Midi en direction de la petite ville suisse de Coire. Bercés au rythme alangui des roues épousant les rails, les passagers se laissent emporter dans la nuit hivernale pour se réveiller quelques heures plus tard aux pieds des Alpes. Tous n’en étaient certainement pas conscients cette nuit-là mais ils étaient les témoins privilégiés du dernier train de nuit mis en service par la SNCB. Ce jour-là, en effet, la Belgique devenait le premier pays européen à mettre fin à son service nocturne. Sans le savoir sans doute, elle impulsait alors un mouvement inéluctable entamé dès les années 1990 et qui allait toucher l’ensemble du continent : la lente mort des trains de nuit, ou à minima leur drastique réduction. Fragilisées par l’essor des compagnies aériennes low cost offrant de rapides liaisons entre de nombreuses villes européennes à des prix défiant toute concurrence puis sacrifiées au profit du développement du train à grande vitesse destiné à concurrencer le low cost aérien, les lignes de nuit multiplièrent leurs tournées d’adieux aux quatres coins du vieux continent. Le point d’orgue de cette tendance intervint en 2016 lorsque la Deutsche Bahn décida de supprimer la totalité de sa flotte nocturne. Pour beaucoup alors, la société du chemin de fer allemand venait de sonner le glas des trains de nuit sur notre continent, son réseau étant à l’époque le plus étendu d’Europe. 

La locomotive autrichienne 

Pour autant, peut-on en déduire que les voyages en train de nuit depuis Bruxelles pour Copenhague, Milan ou Varsovie entre amis ou en famille font définitivement partie du passé ? Pas vraiment au regard du regain d’intérêt que suscite ce mode de transport dans plusieurs pays européens depuis quelques années, avec l’Autriche faisant figure de locomotive de ce revirement. En effet, même si le pays n’avait pas totalement abandonné son réseau nocturne, il apparaît être un modèle en matière de réinvestissement massif dans le train de nuit. L’initiative la plus symptomatique de cette politique menée par la compagnie des chemins de fer fédéraux autrichiens (ÖBB) fut certainement le rachat en 2016 d’une partie des lignes mises en service jusqu’alors par la Deutsche Bahn afin de les intégrer à son réseau, faisant ainsi de l’Autriche et de ses 19 lignes le pays européen offrant le plus d’itinéraires de trains de nuit à travers l’Europe. Forte d’une rentabilité atteinte en deux ans seulement et d’une augmentation régulière du nombre de passagers sur son réseau NightJet, l’ÖBB a multiplié les investissements afin d’étoffer son offre et de développer de nouvelles liaisons. Ainsi, la compagnie a récemment acquis 20 nouveaux trains et a surtout inauguré, le 19 janvier 2020, la nouvelle ligne Vienne-Bruxelles dont le succès fut immédiat. 

Aujourd’hui, d’autres projets sont en cours tels qu’une ligne reliant Amsterdam à Innsbruck et Vienne prévue pour décembre 2020 ou encore la volonté à plus long terme de rallier Barcelone et Rome d’ici 2024. En marge de l’Autriche, d’autres pays européens ont également réinvesti dans leur réseau ferré de nuit. Parmi ceux-ci, on peut citer la Suède qui a déboursé 39 millions d’euros afin de relancer les liaisons entre Stockholm et Hambourg et entre Malmö et Bruxelles via le Danemark d’ici l’été 2022. Mais également l’Allemagne qui étudie la possibilité de remettre sur rail la ligne Francfort-Lyon-Barcelone, la France qui a annoncé sa volonté de “redévelopper massivement” les trains de nuit ou encore la République Tchèque via l’opérateur privé RegioJet qui a récemment mis sur rails une ligne estivale reliant Prague à Rijeka en Croatie en desservant la Slovaquie, la Hongrie et la Slovénie.

Terminus pour la défiscalisation du kérosène ? 

Et ensuite ? Quel futur pour les trains de nuit ? Sont-ils condamnés à demeurer un moyen de transport “de niche” plébiscité par quelques européens nostalgiques ou possèdent-ils le potentiel pour se muer en alternative crédible aux vols de courte et moyenne distance. La réponse à cette question se situe au cœur de l’articulation entre offre et demande.  

D’une part, la demande se fait croissante et émane tant de voyageurs de plus en plus soucieux de l’impact de leurs modes de déplacement sur l’environnement, que d’un ensemble de pouvoirs publics engagés dans des objectifs de décarbonisation des modes de transport. Au niveau européen par exemple, l’Union a fait de 2021 l’année européenne du rail dans le cadre du Green Deal, les chemins de fer étant appelés à jouer un rôle crucial en aidant l’UE à atteindre l’objectif de neutralité climatique fixé à 2050. En ce sens, plusieurs projets de modernisation et de développement du rail ont été financés par Bruxelles. 

D’autre part, l’offre des compagnies ferroviaires se doit d’être attractive tant sur le plan environnemental et économique qu’en matière de confort et de commodité. Quel est l’état de cette offre aujourd’hui ? 

Les arguments environnementaux et écologiques sont certainement ceux qui pèsent le plus en faveur du train de nuit, l’empreinte écologique des voyages en train en Europe étant considérablement plus faible que celle des voyages en avion. En effet, selon une étude française, il est estimé qu’un train de nuit circulant sur un réseau alimenté en électricité émet 10,2 grammes de CO2 par passager-kilomètre contre 145 grammes pour l’avion, soit 14 fois moins. 

Sur le plan économique et si on se base sur les offres de l’ÖBB, il est aujourd’hui possible de voyager en train de nuit à partir de 29,90 euros pour le confort minimal offrant un siège inclinable (comptez au minimum 49 euros pour une couchette). Un prix attractif donc mais pas en mesure de concurrencer les compagnies low cost qui bénéficient d’une défiscalisation sur le kérosène leur permettant d’offrir des billets à des prix très démocratiques. Par conséquent,  seule l’imposition d’une taxation sur le kérosène ou une augmentation du prix du pétrole est susceptible de rendre le billet d’un train de nuit économiquement plus intéressant que celui d’un vol de courte ou moyenne distance, la taxe pesant sur les compagnies aériennes étant amenée à inévitablement se répercuter sur le prix des billets. 

Sur le plan du confort et de la commodité, bien que le temps effectif du voyage soit considérablement plus court en avion qu’en train de nuit, il convient de souligner que ce dernier peut être entièrement consacré au sommeil et ne coupe donc pas une journée en deux comme c’est souvent le cas du voyage en avion. Plus encore, un voyage en train ne nécessite pas de rejoindre un aéroport excentré ou de passer par des contrôles de sécurité accrus et un enregistrement des bagages préalable. En ce sens et pour satisfaire à la charge temporelle induite, une étude de l’UCLouvain indique qu’un passager consacre au total 3 heures en plus du temps de son vol lors d’un voyage en avion, contre seulement 35 minutes pour un voyage en train.

Alors qu’on considère que les voyages en train de nuit sont idéaux pour les distances entre 600 et 1 500 kilomètres, les chiffres au départ de l’aéroport de Bruxelles-Nationale indiquent que 81% des passagers embarquant dans l’un des 10 vols européens les plus populaires parcourent des distances inférieures à 1 500 kilomètres. Cela démontre que l’offre actuelle n’est pas suffisante, les avantages environnementaux et en termes de confort ne parvenant pas à compenser une offre économique encore non attractive. 

La voie TGV

Mais alors pourquoi chercher à privilégier le train de nuit comme alternative aux vols de courte et moyenne distance alors que les trains à grande vitesse offrent l’avantage d’être encore moins polluants (3,4 grammes d’émission de CO2 par passager-kilomètre) et surtout bien plus rapides. Tout simplement car les prix des billets de ces trains sont bien plus élevés en raison des exigences de rentabilité qui pèsent sur les opérateurs de TGV. En effet, l’aménagement d’un réseau ferroviaire pour trains à grande vitesse, parallèle au réseau classique sur lequel circulent les trains de nuit, nécessite des investissements très lourds. Ainsi, le développement d’un réseau TGV reliant toutes les grandes villes européennes n’apporterait pas une alternative économiquement attractive aux vols de courte et moyenne distance. 

Conclusion 

Aujourd’hui, l’adoption d’une taxe pan-européenne sur le kérosène et ce à minima pour les vols intra-européens semble inévitable afin de rendre le train de nuit compétitif par rapport aux vols de courte et moyenne distance. Pour les plus âgés, l’espoir de pouvoir à nouveau embarquer dans un train de nuit direct depuis Bruxelles pour se rendre aux sports d’hiver, à la côte d’Azur, à Prague ou à Rome serait alors plus vivace que jamais. Pour les plus jeunes, c’est toute une génération qui pourrait découvrir les plaisirs d’un périple aux airs de vacances avant l’heure, rythmé par les paysages défilants et les rencontres. Par ailleurs, située entre Paris, Londres et Berlin, la position géographique avantageuse de Bruxelles, la présence sur son sol de nombreuses institutions européennes et internationales ainsi que la large diversité des nationalités qu’elle abrite pourraient faire de la Capitale de l’Europe un véritable hub européen par lequel transiteraient les principales liaisons nocturnes du vieux continent. De quoi bientôt détrôner Vienne en tant que capitale européenne du train de nuit ?

Cet article est paru dans le numéro 33 du magazine.

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