Les groupes pro-migrants ont-ils vraiment une voix dans la réforme du RAEC de l’UE?
16 June 2023 /
Johanna Tirinelli 7 min
Selon un rapport publié par l’Organisation Internationale de la Migration (IOM) en 2015, plus d’un million de migrants sont arrivés sur les côtes de l’Union européenne (UE) avec une série de drames humains en Méditerranée et sur la route des Balkans. Cette hausse du flux migratoire fuyant la guerre, la famine, la répression, fut qualifiée alternativement de « crise migratoire » ou de « crise des réfugiés » dans les médias. Cette crise a mis en évidence les limites du Régime d’Asile Européen Commun (RAEC), établi en 1999 pour garantir un traitement égalitaire des demandeurs d’asile. Différentes voix de la société civile, telles que les ONGs, se sont élevées pour dénoncer ses déficiences structurelles et la situation humanitaire critique émanant de son inefficacité. Elles ont demandé une réforme substantielle et drastique du RAEC, permettant de répondre à la situation de crise mais aussi d’anticiper les prochaines et d’assurer la légitimité du régime de protection internationale.
Dernières réformes controversées du RAEC
En avril 2016, la Commission européenne (CE) a proposé une réforme du RAEC pour remédier à ses lacunes structurelles et rendre le système « plus humain, équitable et efficace » à l’égard des migrants. Les groupes d’intérêts pro-migrants ont été impliqués dans le processus de consultation, ont fourni une expertise et émis des recommandations à la CE. Cependant, lors de la publication de la proposition, ces mêmes groupes ont émis des réserves importantes. L’une de leurs critiques porte sur l’externalisation de la protection des migrants via les notions de « pays tiers sûrs » ou de « premier pays d’asile », qui relèguent la protection aux pays voisins de l’UE, qui appliquent des standards de protection des migrants plus faibles.
Malgré les critiques des groupes d’intérêts pro-migrants, la proposition de réforme a été adoptée. Elle prévoit une révision du régime de Dublin, qui détermine l’État responsable d’une demande d’asile. La réforme prévoit aussi de renforcer la base de données Eurodac, qui sert à identifier les demandeurs d’asile. La proposition vise également à uniformiser les procédures et les droits à l’échelle européenne pour éviter les mouvements secondaires au sein de l’UE.
Qui sont les groupes d’intérêts pro-migrants
Les groupes d’intérêts sont des entités non-étatiques qui travaillent aux côtés des institutions européennes. Ils se différencient des organisations non gouvernementales et de la société civile, car ils travaillent aux côtés des institutions européennes pour défendre les intérêts des migrants, demandeurs d’asile et réfugiés. Leur mission principale est d’influencer les décisions politiques afin d’atteindre des objectifs proches de leurs idéaux.
Bien que le terme « migrant » généralise et euphémise la détresse des individus arrivés durant la crise migratoire et que son utilisation peut être politisée, il permet d’englober une grande variété de situations.
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Depuis les années 1990, les groupes d’intérêt se sont progressivement organisés en umbrella organizations pour coordonner et représenter d’autres organisations avec un but similaire. Leur objectif est d’agréger une réponse européenne commune de la part de communautés nationales diverses et de construire des alliances avec des fonctionnaires de la CE. Les plus actifs de ces groupes sont principalement des organisations de défense des droits humains ou des organisations religieuses. Ce sont donc majoritairement les organisations non-gouvernementales, qui font du plaidoyer pro-migrants. Parmi ces organisations se trouvent Amnesty International European Association, European Council on Refugees and Exile, Christian Organizations, Human Rights Watch, UNHCR, Churches Commission for Migrants in Europe, qui ont commenté le projet de réforme du RAEC en 2016.
Les groupes d’intérêts constituent le lien entre les institutions européennes et la société civile. Dans le cadre du projet de réforme du RAEC, quelle part (s’il en est une) des propositions est le fruit du plaidoyer des groupes pro-migrants? Et quelles sont leurs critiques suite à sa publication?
La relation entre les groupes d’intérêts et la CE
Les groupes d’intérêts ont une relation complexe avec la CE en matière d’immigration. Bien que les politiques européennes réglementent l’immigration légale, les politiques d’asile et la lutte contre l’immigration clandestine, les compétences sont partagées entre l’UE et les États membres. La CE possède le droit exclusif d’initiative sur les sujets de migration et d’asile, ce qui en fait la plateforme la plus attractive pour les groupes d’intérêts. Étant donné que la CE dispose de ressources limitées pour la formulation de propositions politiques, elle travaille en étroite collaboration avec des groupes d’experts externes qui fournissent des conseils et une expertise consultative. Ces groupes comprennent des entreprises, des associations, des ONG, des universités, des instituts de recherche, des cabinets d’avocats et des sociétés de conseil.
Cependant, l’influence exacte des groupes d’intérêts sur les politiques de la CE reste difficile à mesurer. Les groupes d’intérêts sont souvent considérés comme des supports informationnels pour les décideurs politiques. Malgré cela, ils ont régulièrement des opportunités d’influencer les politiques, grâce à des consultations formelles et informelles. L’ouverture de la CE aux groupes d’intérêts s’explique par un besoin de compenser un manque de légitimité en tant qu’institution non élue directement par les citoyens européens.
Cependant, l’interdépendance entre les groupes d’intérêts et la CE varie selon la nature de la problématique traitée. Les groupes d’intérêts auront plus d’influence sur des sujets hautement techniques pour lesquels la CE est plus dépendante d’une expertise extérieure que sur des sujets de high politics. Dans l’ensemble, la relation entre les groupes d’intérêts et la CE peut être considérée comme interdépendante, bien que sa mesure exacte reste complexe.
Le rôle des groupes d’intérêts pro-migrants face à la crise migratoire de 2015
Le rôle des groupes d’intérêts dans les politiques de l’UE est un sujet d’actualité, notamment en matière de migration et d’asile. En effet, les groupes d’intérêts pro-migrants ont souvent été confrontés à des obstacles dans leur collaboration avec la CE, en raison notamment de la complexité technique des politiques migratoires et du discours prédominant axé sur la sécurité des frontières plutôt que sur les droits humains.
La question de l’immigration est devenue l’un des enjeux majeurs de la politique extérieure de l’UE, depuis l’accord de Schengen. Les politiques européennes ont pour objectif principal de sécuriser les frontières extérieures de l’UE, notamment avec l’agence Frontex, tout en supprimant les frontières internes. Cependant, la question de l’immigration illégale est un sujet émotionnel, suscitant des craintes alimentées par les médias. Les migrants sont souvent présentés comme une triple menace : pour la sécurité intérieure, la sécurité culturelle et l’État providence. De ce fait, la notion d’immigration est étroitement liée à la sécurité, au même titre que la criminalité et le terrorisme.
Dans ce contexte, les groupes d’intérêts pro-migrants peuvent faire des déclarations symboliques sur les conséquences d’une politique et utiliser des techniques de pression. Cependant, certains acteurs estiment que pour les sujets de high politics, qui attirent l’attention du public, les groupes d’intérêts auront moins de poids pour jouer un rôle décisif. Cela est notamment dû au risque de subir des punitions électorales pour les élus. Néanmoins, malgré cette difficulté, les groupes d’intérêts continuent de s’engager dans des actions de lobbying et de sensibilisation pour faire valoir leurs positions dans le débat sur l’immigration en Europe.
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La mise à l’agenda par les groupes d’intérêts
Les groupes d’intérêts sont des acteurs importants dans le processus de création de politiques publiques. Lorsqu’ils souhaitent que leur sujet de préoccupation soit pris en compte par les décideurs politiques, ils doivent parvenir à le faire inscrire comme une priorité politique. Pour ce faire, les groupes d’intérêts privilégient l’accès à la CE, car elle est à l’initiative de la plupart des nouvelles législations. Dans le domaine de la justice civile, de l’asile, de l’immigration et des visas, c’est le Directorat Général Justice, Liberté, Sécurité qui est responsable de cette tâche. Les groupes d’intérêts ont donc tout intérêt à entretenir des liens étroits avec les représentants de la Commission pour faire valoir leurs intérêts. En échangeant des informations et en représentant leurs avantages, les groupes d’intérêts peuvent faire entendre leurs voix et influencer la prise de décision. Cette étape est cruciale pour leur permettre de jouer un rôle dans l’élaboration des nouvelles politiques. Malgré l’atténuation de la crise migratoire de 2015, la réforme du RAEC n’a toujours pas été adoptée à ce jour.
Enjeu majeur pour les politiques migratoires de l’UE
Dans ce contexte, la réforme du RAEC en 2016 a suscité un intérêt particulier. Cette réforme a été précédée de consultations avec les groupes d’intérêts, mais le rôle qu’ils ont joué dans ce processus reste difficile à mesurer. En somme, comprendre le rôle des groupes d’intérêts pro-migrants dans la réforme du RAEC peut éclairer les débats actuels sur les politiques migratoires et d’asile de l’UE. En septembre 2020, un nouveau pacte sur la migration et l’asile a été présenté par la CE, mais les négociations sont toujours en cours. Les groupes d’intérêts pro-migrants s’inquiètent de l’absence de consensus entre les États membres et de l’abaissement des normes de protection des migrants.
[Cet article est paru dans le numéro 38 du magazine]