L’éducation comme vecteur de réconciliation en Irlande du Nord post-conflit

23 November 2020 /

16 min

Depuis sa création en 1921, l’Irlande du Nord connaît un système éducatif ségrégé dans lequel élèves protestants et catholiques évoluent pour la grande majorité dans des écoles confessionnelles et ne se fréquentent pas ou très peu. Une telle configuration tend à renforcer un peu plus la ségrégation sociale, identitaire et religieuse qui divise aujourd’hui encore la société nord-irlandaise, plus de 20 ans après la signature de l’Accord de paix de 1998 mettant officiellement fin au conflit (Troubles) opposant les unionistes, majoritairement protestants, aux nationalistes, majoritairement catholiques, ayant causé la mort de plus de 3 500 personnes. Cependant, ces dernières décennies, plusieurs politiques éducatives ont été menées dans le but d’encourager les interactions intercommunautaires et ainsi d’agir en faveur d’une ségrégation moindre et de davantage de cohésion sociale. Il s’agit de l’éducation intégrée dès le début des années 1980 et de l’éducation partagée plus récemment. Etat des lieux.

L’éducation, vecteur de ségrégation ou de cohésion sociale

Si les division sociales fondées sur des identités religieuses, nationales et politiques distinctes qui ont préfiguré le conflit nord-irlandais se sont apaisées ces deux dernières décennies et que les efforts visant à favoriser les interactions et les dialogues intercommunautaires se sont multipliés, les expériences quotidiennes de la majorité des Nord-irlandais ne les amènent pas ou très peu à côtoyer les membres de l’autre communauté[1]. Cela se traduit de facto par une ségrégation sociale, identitaire, religieuse et résidentielle. Cette polarisation communautaire a pour conséquence une méconnaissance importante de l’autre, ce qui tend à contribuer à la circulation de stéréotypes et de préjugés fortement ancrés auprès de la population[2]. Cette situation est telle qu’aujourd’hui, tout fait, question ou débat politique est nécessairement envisagé sous le prisme du clivage unioniste-nationaliste ou protestant-catholique.[3]

L’éducation en tant qu’objet politique n’échappe pas à cette réalité. De fait, la division de la société se reflète également dans l’éducation et la scolarisation compte tenu de la particularité du modèle éducatif nord-irlandais, composé de deux systèmes scolaires parallèles pour les communautés protestante et catholique.[4] Les chiffres les plus récents indiquent que 93% des élèves nord-irlandais fréquentent une école protestante ou une école catholique.[5] Plus encore, dans 85% des écoles du pays, on retrouve moins de 10% d’élèves issus de l’autre communauté.[6] L’existence d’un système éducatif dual s’explique par le fait qu’en Irlande du Nord, l’école en tant que lieu de transmission de la culture, au même titre que d’autres institutions communautaires telles que la famille ou l’Église, jouit d’une influence considérable au sein de chaque communauté compte tenu de la fonction de socialisation qu’elle remplit.[7] Selon la politologue française Elise Féron, une telle fonction consiste à “inscrire l’élève dans un modèle culturel et politique plus large, un “moule” communautaire qui doit permettre l’identification de l’individu au groupe dont il est issu” mais également “son adhésion aux idéaux et valeurs communautaires” et aux “attitudes et conduites conformes aux normes de ce groupe”.[8] Enfin, toujours selon Elise Féron, l’école favorise “la diffusion et la reproduction de la culture et des identités communautaires” par l’élève.[9] Autrement dit, à travers leur système éducatif, les communautés protestante et catholique d’Irlande du Nord diffusent et entretiennent auprès des élèves un ethos protestant ou catholique, c’est-à-dire un ensemble d’us et coutumes propres à un groupe, une communauté ou une ethnie et qui sont appris depuis l’enfance. On comprend dès lors pourquoi chaque communauté nord-irlandaise est tant attachée à la pérennité de ce système éducatif ségrégué, véritable vecteur de perpétuation des intérêts communautaires.

Une telle ségrégation scolaire a des conséquences non négligeables. En effet, la nature divisée du système éducatif nord-irlandais pousse les enfants à mener des vies parallèles[10] et les prive ainsi d’interactions proches et de relations d’amitié avec les élèves de l’autre communauté, ce qui contribue à renforcer les stéréotypes, les attitudes et l’hostilité négatives qu’ils peuvent avoir à leur égard[11]. Par ailleurs, une telle configuration n’encourage pas les enseignants à aborder les questions liées aux conflits et aux divisions dans la société nord-irlandaise ainsi qu’aux héritages des Troubles. Le sujet de la division communautaire est ainsi évité, une vision unique du passé conflictuel est diffusée et la diversité des points de vue est par conséquent ignorée.[12] Cela tend à renforcer le sectarisme et la méfiance réciproque.

Pourtant, nombreuses sont les études attestant du rôle clé que l’éducation peut jouer pour soutenir la cohésion sociale et la lutte contre la ségrégation. En effet, les interactions intercommunautaires rapprochées et répétées sur une période prolongée, dans un cadre scolaire, permettent de déboucher sur des amitiés entre élèves de différentes religions, contribuant ainsi à réduire les préjugés et comportements négatifs envers l’autre groupe.[13] Cela confère à l’éducation le potentiel de rassembler les nouvelles générations autour d’objectifs communs de coopération entre les communautés[14] et ainsi de les détourner de la reproduction des schémas classiques de méfiance et d’animosité intercommunautaires résultant d’un passé conflictuel.[15]

L’éducation partagée

Des initiatives visant à agir contre la ségrégation scolaire et donc contre la ségrégation sociale, identitaire et religieuse en Irlande du Nord existent. Aujourd’hui, l’éducation partagée est celle qui connaît le succès le plus important puisqu’en 2019, 61% des écoles et 25% des élèves étaient engagés dans des activités d’éducation partagée[16]. En outre, une loi sur ce mode d’enseignement a été adoptée à l’Assemblée d’Irlande du Nord en 2016, obligeant le département de l’Education nord-irlandais (DENI) à “encourager, faciliter et promouvoir l’éducation partagée”.[17]

Concrètement, l’éducation partagée consiste, pour deux écoles ou plus de confession différente, en l’organisation sur base régulière (généralement une fois par semaine pendant au moins une année) d’activités pédagogiques collaboratives réalisées conjointement par les élèves protestants et catholiques afin de promouvoir l’égalité des chances, de bonnes relations, l’égalité d’identité, le respect de la diversité et la cohésion sociale.[18] Dans ce type d’enseignement, les écoles conservent leur ethos, leurs infrastructures et leur personnel.[19]

L’éducation partagée bénéficie d’un soutien financier important en ce compris de la part de l’Union européenne et des programmes PEACE qu’elle finance majoritairement depuis 1995 via le Fonds européen de développement régional[20]. L’objectif affiché par l’Union est de “créer des opportunités pour les enfants de développer des contacts durables avec des camarades issus d’un autre milieu communautaire et de leur offrir des avantages éducatifs au sein des structures existantes afin de contribuer à une société où le cycle du sectarisme et de l’intolérance est rompu”[21].

Pourtant, malgré son succès croissant et bien qu’elle revêt un potentiel d’amélioration des relations entre les protestants et les catholiques[22], l’éducation partagée semble ne pas avoir d’impact notable dans la lutte contre la ségrégation scolaire, sociale, identitaire et religieuse en Irlande du Nord[23]. En effet, force est de constater que la majorité des élèves ayant pris part à une expérience d’éducation partagée n’ont pas noué d’amitié et que les relations établies ne dépassaient pas les limites de la salle de classe.[24] Un tel échec peut s’expliquer par la conjonction de trois éléments. Premièrement, il apparaît que la fréquence hebdomadaire des interactions se révèle être insuffisante pour que des relations affectives émergent, d’autant plus que la plupart de ces élèves retournent à des vies très ségrégées dès la fin des cours.[25] Deuxièmement, certains enseignants montrent des signes de réticence à s’impliquer dans des contacts intercommunautaires.[26] Troisièmement et surtout, on observe une tension entre d’une part des objectifs en matière d’avantages éducatifs offerts par les programmes d’éducation partagée[27] et qui impliquent bien souvent l’organisation d’un examen commun aux élèves protestants et catholiques et d’autre part les objectifs de réconciliation. En effet, bien souvent l’amélioration des résultats scolaires constitue le principal impératif pesant sur les écoles qui s’engagent dans des projets d’éducation partagée, ce qui implique que la réconciliation demeure une préoccupation marginale[28]. Par conséquent, des enseignants qui peuvent pourtant se montrer volontaires et compétents pour aborder des thématiques telles que la réconciliation, la division sociale ou la différence se trouvent limités dans leur capacité d’action par ces impératifs pédagogiques.[29] Dès lors, l’éducation partagée faillit dans sa volonté d’engendrer une transformation sociale à long terme[30] et de promouvoir une culture durable et de tolérance dans une Irlande du Nord multicurelle[31]. En définitive, l’éducation partagée risque bien de maintenir les divisions existantes.[32]

L’éducation intégrée

Si le succès des projets d’éducation partagée est relativement récent, l’Irlande du Nord comprend depuis les années 1980 des écoles intégrées sur son territoire. Imaginées dès la fin des années 1970 par des parents d’élèves inquiets du potentiel néfaste que l’éducation religieuse séparée pouvait avoir sur la perpétuation du conflit nord-irlandais[33] et désireux que les enfants protestants et catholiques puissent être éduqués ensemble, la première école intégrée a ouvert à Belfast en 1981 et accueillait 28 élèves[34]. D’autres établissements de ce type verront ensuite le jour dans les décennies suivantes si bien qu’au cours de l’année scolaire 2019-2020, on dénombrait 65 écoles intégrées formant plus de 24 000 élèves en Irlande du Nord, soit 7% de la population scolaire du pays[35]

Concrètement, les écoles intégrées (integrated schools) cherchent à accueillir des contingents d’élèves, de professeurs, d’éducateurs et de personnel dirigeant protestant et catholique en respectant un certain équilibre.[36] Ces écoles poursuivent un projet pédagogique favorisant l’égalité, la diversité, le respect mutuel et la réconciliation ainsi que la lutte contre les préjugés, attitudes et comportements négatifs entre les communautés.[37] De tels objectifs sont rendus possible par la cohabitation quotidienne des élèves au sein d’une même classe.[38]

Devant le succès des premières écoles intégrées d’initiative parentale, le gouvernement britannique — alors compétent en matière d’enseignement en Irlande du Nord — s’est montré enthousiaste[39] et le financement de ces écoles, qui reposait jusqu’alors sur la générosité d’institutions caritatives, a été régularisé dans le décret de 1989 sur la réforme de l’éducation, engageant ainsi le DENI à “encourager et faciliter le développement d’une éducation intégrée”[40], notamment en subventionnant les écoles désireuses d’adopter ce modèle[41]. Par la suite, l’Accord de paix de 1998 comprenait la volonté de maintenir et de promouvoir l’éducation intégrée.[42]

Pour autant, nombreuses sont les difficultés qui ont parsemé et parsèment encore la voie du développement de l’éducation intégrée. En effet, une part importante des écoles intégrées sont en réalité des anciennes écoles confessionnelles protestantes (jamais aucune école catholique ne s’est transformée)[43] ce qui implique une triple difficulté. Premièrement, bien que pour obtenir un statut “transformé” les écoles doivent atteindre au moins 30% de scolarisation des élèves protestants et catholiques, les inscriptions scolaires sont souvent difficiles à prévoir et donc après la transformation, certaines écoles intégrées ont du mal à satisfaire ces exigences.[44] Deuxièmement, malgré les impératifs d’équilibre confessionnel, les écoles transformées conservent souvent une direction et un personnel majoritairement protestant ainsi qu’un ethos protestant et britannique de facto ce qui implique qu’il est parfois difficile pour ces écoles de s’adapter à l’ethos catholique et irlandais des nouveaux élèves catholiques.[45] Troisièmement, on observe que certains enseignants évitent d’aborder des sujets sensibles et liés au passé conflictuel du pays en occultant les débats autour de la diversité et de la division.[46]

Malgré ces quelques réserves émises à l’égard de l’éducation intégrée, toutes les études s’accordent sur le fait que cette dernière a un impact positif dans la lutte contre la ségrégation sociale, identitaire et religieuse. De fait, la richesse de l’éducation intégrée se trouve dans la place qu’elle offre à la fois au partage, à la compréhension, au respect et à la reconnaissance de la différence religieuse et culturelle ainsi qu’à l’expression dialogique des points de vue sur la société ou le passé conflictuel nord-irlandaisdont les interprétations peuvent être très différentes selon le bagage confessionnel de l’élève.[47] Cette capacité à découvrir l’autre dans sa différence constitue un apport précieux dans un pays où pendant longtemps, le fait d’être “différent” a souvent été perçu comme une menace et où l’existence d’une “culture du silence” empêchait toute occasion significative d’explorer cette différence.[48] Pour les élèves également les effets positifs sont considérables. En effet, les discours véhiculés dans les écoles intégrées étant beaucoup moins empreints de sectarisme que ceux que l’on peut observer dans les écoles confessionnelles[49], ce type d’éducation élargit les perspectives des élèves et les prépare ainsi à une société nord-irlandaise culturellement diversifiée[50]. Très concrètement, plusieurs études soulignent que les élèves des écoles intégrées adoptent des attitudes plus positives envers l’autre communauté, des opinions et positions plus modérées sur les questions politiques et constitutionnelles et un respect plus marqué envers la culture et la religion et l’autre groupe.[51] Plus encore, les nombreuses amitiés intercommunautaires qui se forment durant la scolarité tendent à se prolonger non seulement en dehors du cadre scolaire mais également durant le restant de la vie des élèves puisque par exemple, on observe que les mariages intercommunautaires, extrêmement minoritaire en Irlande du Nord, sont davantage susceptibles de concerner d’anciens élèves ayant fréquentés ces établissements.[52] Enfin, un dernier indicateur du succès de l’éducation intégrée est qu’aucune école ayant fait le choix de passer du statut confessionnel ou statut intégré n’est par la suite revenue sur sa décision.[53]

Une politique éducative dictée par le communautarisme nord-irlandais

On le voit donc, l’éducation intégrée offre de meilleures garanties que l’éducation partagée dans la lutte contre la ségrégation scolaire, sociale, identitaire et religieuse en Irlande du Nord. Par ailleurs, divers sondages d’opinion indiquent que l’éducation intégrée est soutenue par la parents d’élèves puisqu’ils étaient 82% à y être favorables en 2003 et même 88% en 2011.[54] Cependant, et malgré la récente augmentation de 6% de la fréquentation dans les écoles intégrées entre septembre 2017 et septembre 2018[55], dans la pratique, c’est bien l’éducation partagée qui rencontre le plus de succès en Irlande du Nord. 

Les difficultés éprouvées par l’éducation intégrée à se développer malgré une demande sociale croissante peuvent s’expliquer à la fois par la réticence des parents à franchir le pas au-delà de leur enthousiasme à l’égard de ces écoles et par les politiques éducatives portées par les partis politiques nord-irlandais au pouvoir.

L’une des causes de la réserve des parents à l’égard des écoles intégrées s’explique par le fait que les écoles confessionnelles demeurent, comme nous l’avons vu, des représentants et des défenseurs importants de l’identité culturelle et religieuse protestante ou catholique à laquelle ils sont pour la plupart encore fortement attachés.[56] Ainsi, bien que les parents soient en faveur de davantage d’interactions entre les enfants protestants et catholiques, cela pèse peu dans la balance face à leur désir de conserver un ethos et une identité scolaire distincts qui demeure vivace.[57] Une seconde raison est liée à la volonté d’un certain nombre de parents de continuer à privilégier les écoles confessionnelles qui leurs offrent des garanties en termes d’apports éducatifs plutôt que de se risquer à inscrire leurs enfants dans des écoles intégrées aux gains sociaux certes plus étendus mais aux résultats éducatifs incertains.[58]

De leur côté, les deux partis politiques nord-irlandais qui se partagent le pouvoir depuis 2003 — les unionistes du Democratic Unionist Party (DUP) et les nationalistes du Sinn Féin — privilégient également l’éducation partagée au détriment de l’éducation intégrée. En réalité, les partis politiques nord-irlandais dans leur ensemble n’ont jamais démontré un enthousiasme débordant à l’égard de l’éducation intégrée. En effet, nous l’avons vu, lorsque cette dernière a été encouragée et que son financement a été organisé à travers le décret de 1989 sur la réforme de l’éducation, les institutions politiques nord-irlandaises étaient sous la tutelle de Londres et c’est donc le ministre de l’éducation siégeant à l’époque à Westminster qui fut à l’origine du fort soutien accordé à ce type d’enseignement.[59] Autrement dit, le soutien politique à l’égard de l’éducation intégrée n’est pas d’origine nord-irlandaise. Cela peut-être illustré par les déclarations politiques de l’époque, Ian Paisley alors leader du DUP déclarant en 1992 que l’éducation intégrée constituait “une attaque directe contre les écoles protestantes”[60] alors que le Sinn Féin considérait les écoles intégrées comme “propagandistes à la faveur de l’identité britannique”[61] et “hostiles à la culture et à la tradition irlandaise”[62].

Cependant, ces déclarations et prises de position sont à replacer dans un contexte de conflit ouvert. Aujourd’hui, bien que privilégiant toujours l’éducation partagée, le DUP et le Sinn Féin ont quelque peu fait évoluer leurs discours. Ainsi, alors que dans son manifeste de 2015 le DUP maintenait son soutien à l’égard de l’éducation partagée en déclarant qu’elle ’“offre des avantages éducatifs et sociaux en améliorant la compréhension et l’appréciation de la culture nord-irlandaise et en favorisant le respect et la tolérance chez les élèves”[63], le parti unioniste a reconnu que “éduquer les enfants ensemble est la clé de la transformation de la société pour les générations à venir”[64]. De son côté, le Sinn Féin a réaffirmé en 2013 puis en 2017 sa volonté d’encourager une meilleure coopération entre les écoles de confession différente sans que cela n’aboutisse à un modèle d’éducation intégrée[65] tout en concédant que le choix d’inscrire ses enfants dans des établissements intégrés devait revenir aux parents[66]. Par ailleurs, le parti nationaliste a réitéré ses craintes relatives à la tendance des écoles intégrées à imposer un sentiment de britannité auprès des élèves.[67]

Nous le voyons, il y a consensus entre les deux partis au pouvoir en faveur de l’éducation partagée, ceux-ci ayant notamment tous deux soutenu le projet de loi sur l’éducation partagée de 2016 (voir supra). Comment expliquer que le DUP et le Sinn Féin, si souvent opposés au sein de l’arène politique nord-irlandaise, partagent peu ou prou les mêmes convictions en matière d’enseignement ? Tout simplement car les positions politiques des deux partis sont fortement influencées par la proéminence du communautarisme en Irlande du Nord et reflètent par conséquent les divisions ethniques et religieuses de la société.[68] Par conséquent, ni le DUP ni le Sinn Féin ne veulent prendre le risque de contrarier une partie de leur électorat en adoptant des positions trop affirmées sur des questions relatives à ces divisions sociales, ethniques et religieuses, dont l’éducation. Dès lors, on ne s’étonne pas de voir que les deux partis justifient régulièrement leurs positions sur base de la préférence affichée des parents d’élèves pour les écoles partagées, le manifeste de 2015 du DUP indiquant par exemple que “le système scolaire diversifié reflète les souhaits de la société nord-irlandaise”[69].

Conclusion

Nous l’avons vu, en Irlande du Nord, l’éducation constitue peut-être plus qu’ailleurs un enjeu profondément politique. Véritable étendard des communautés protestante et catholique du pays, le modèle traditionnel des écoles confessionnelles fermées sur elles-mêmes a peu à peu été concurrencé par des projets éducatifs innovants à mesure que le processus de paix nord-irlandais progressait. D’abord avec les écoles intégrées dès le début des 1980 et ensuite surtout avec l’éducation partagée au succès bien plus important. Alors que le développement de l’éducation intégrée figurait dans l’Accord de paix de 1998, la majorité des politiques publiques menées depuis 20 ans en Irlande du Nord ont mis l’accent sur l’éducation partagée.[70] Cette volontée d’éclipser l’éducation intégrée au profit de l’éducation partagée est d’autant plus surprenante que toutes les études s’accordent sur le fait que ce sont bien les écoles intégrées qui offrent le meilleur remède pour agir en faveur de davantage d’interactions et de cohésion intercommunautaires et partant en faveur d’une ségrégation scolaire, sociale, identitaire et religieuse moindre. Pour autant, les pouvoirs publics incarnés par le DUP et le Sinn Féin et influencés par les volontés de leur électorat respectif continuent de privilégier les projets d’éducation partagée.

S’il paraît opportun de davantage développer l’éducation intégrée que l’éducation partagée, celles-ci ne sont pas pour autant incompatibles et peuvent tout à fait coexister. En effet, l’éducation partagée peut agir comme un passage intermédiaire vers la transformation d’un établissement en école intégrée, une école convaincue des projets d’éducation partagée expérimentés étant tout à fait susceptible, à terme, d’engager une procédure de transformation en école intégrée.[71] Ainsi, les écoles partagées doivent davantage être appréhendées comme une voie plutôt que comme une destination.[72]

Cet état des lieux ne doit cependant pas nous faire oublier qu’aujourd’hui, 68% de la population scolaire nord-irlandaise ne fréquente un établissement intégré ni n’est engagée dans un projet d’éducation partagée. Dès lors, l’Irlande du Nord dispose encore d’une marge de progression considérable pour faire de son (ou plutôt de ses) système éducatif un acteur s’inscrivant pleinement dans la mutation du pays vers une société plus pacifique, tolérante, inclusive et stable.

Quoi qu’il en soit, dans un pays où les partis politiques au pouvoir semblent particulièrement enclins à satisfaire la volonté de leur électorat, les évolutions futures seront très certainement dictées par la demande sociale émanant des parents d’élèves, aujourd’hui encore trop frileux à l’idée de recourir massivement aux écoles intégrées.

Thomas Smets, étudiant en deuxième année de master en sciences politiques à l’Université Libre de Bruxelles.


[1] BLAYLOCK, D., HUGHES, J., WÖLFER, R., DONNELLY, C., “Integrating Northern Ireland: Cross-group Friendships in Integrated and Mixed Schools”,  British Educational Research Journal, 44(4), 2018, p.644.

[2] HUGHES, J., “Are separate schools divisive? A case study from Northern Ireland”, British Educational Research Journal, 37(5), 2011, pp.829–850.

[3] IRWIN, T., “Further Education and Skills in Northern Ireland: Policy and Practice in a Postconflict Society” Journal of Education and Work, 32(3), 2019, pp.266–276.

[4] DUFFY, G., GALLAGHER, T., “Shared Education in contested spaces: How collaborative networks improve communities and schools”, Journal of Educational Change, 18, 2017, p.108.

[5] DENI, Annual Enrolments at Schools and in Funded Pre-school Education in Northern Ireland, 2018/19 [en ligne], https://www.gov.uk/government/statistics/annual-enrolments-at-schools-and-in-fundedpreschool-education-in-northern-ireland-201819, (consulté le 14 juin 2019).

[6] DENI, School Enrolment – School Level Data 2018/19 [en ligne], https://www.education-ni.gov.uk/node/37331 (consulté le 22 novembre 2020).

[7] FERON, E., Abandonner la violence ? Comment l’Irlande du Nord sort du conflit ?, Paris, Payot&Rivages, 2011, p.33. 

[8] Ibidem.

[9] Ibidem, p.35. 

[10] ABBOTT, L., “Northern Ireland’s Integrated Schools Enabling Inclusion: A New Interpretation?”, International Journal of Inclusive Education, 14(8), 2010, p.846.

[11] HUGHES, J., “Are separate schools divisive? A case study from Northern Ireland”, op. cit., p.838.

[12] ROULSTON, S., HANSSON, U., “Kicking the can down the road?Educational solutions to the challenges of divided societies: a Northern Ireland case study”, Discourse: Studies in the Cultural Politics of Education, 2019, p.4.

[13] KANAS, A., SCHEEPERS, P., STERKENS, C., “Positive and negative contact and attitudes towards

the religious out-group: Testing the contact hypothesis in conflict and non-conflict regions of

Indonesia and the Philippines”, Social Science Research, 63, 2017, p.106.

[14] ROULSTON, S., HANSSON, U., “Kicking the can down the road?Educational solutions to the challenges of divided societies: a Northern Ireland case study”, op. cit., p.4.

[15] ABBOTT, L., MCGUINNESS, S., “Change management in Northern Ireland’s transformed integrated schools: what we want is a school where you can be who you are and it’s a safe place”, International Journal of Inclusive Education, 2020.

[16] DENI, Advancing Shared Education. 2nd Report to the Northern Ireland Assembly [en ligne], https://www.education-ni.gov.uk/publications/advancing-shared-education-report-northern-ireland-assembly-june-2020 (consulté le 22 novembre 2020).

[17] ROULSTON, S., HANSSON, U., “Kicking the can down the road?Educational solutions to the challenges of divided societies: a Northern Ireland case study”, op. cit., p.5.

[18] CONNOLLY, P., PURVIS, D., MCGRADY, P. J., “Advancing shared education: Report of the ministerial advisory group. Bangor”, Department of Education, 2013, p.Xiii.

[19] ROULSTON, S., HANSSON, U., “Kicking the can down the road?Educational solutions to the challenges of divided societies: a Northern Ireland case study”, op. cit., p.8.

[20] SEUPB, PEACE IV Programme Overview [en ligne], https://www.seupb.eu/piv-overview (consulté le 22 novembre 2020).

[21] SEUPB, Citizen’s Summary: PEACE Programme (2014-2020) [en ligne], https://seupb.eu/sites/default/files/styles/PEACEIV/PEACE%20IV%20Citizens%20October%202020%20-%20draft%201.pdf (consulté le 22 novembre 2020).

[22] HUGHES, J., LOLLIOT, S., HEWSTONE, M., et al, “Sharing Classes between Separate Schools: A mechanism for improving inter-group relations in Northern Ireland?”, Policy Futures in Education, 10(5), 2012, pp.528–539.

[23] GARDNER, J., “Education in Northern Ireland since the good Friday agreement: Kabuki theatre meets dance macabre”, Oxford Review of Education, 42(3), 2016, p.359.

[24] LOADER, R., HUGHES, J., “Joining together or pushing apart? Building relationship and exploring difference through shared education in Northern Ireland”, Cambridge Journal of Education, 47(1), 2017, p.123.

[25] ROULSTON, S., HANSSON, U., “Kicking the can down the road?Educational solutions to the challenges of divided societies: a Northern Ireland case study”, op. cit., p.8. .

[26] DONNELLY, C., “Defending identity and ethos: An analysis of teacher perceptions of school collaboration in Northern Ireland”, Policy Futures in Education, 10(5), 2012, pp.540–551.

[27] LOADER, R., HUGHES, J., “Joining together or pushing apart? Building relationship and exploring difference through shared education in Northern Ireland”, op. cit., p.119.

[28] PETTIGREW, T. F., TROPP, L. R., “A meta-analytic test of intergroup contact theory”, Journal of Personality and Social Psychology, 90(5), 2006, 751–783.

[29] ROULSTON, S., HANSSON, U., “Kicking the can down the road?Educational solutions to the challenges of divided societies: a Northern Ireland case study”, op. cit., p.9.

[30] HUGHES, J., DONNELLY, C., LEITCH R., BURNS, S., “Caught in the conundrum: Neoliberalism and education in post-conflict Northern Ireland – exploring shared education”, Policy Futures in Education, 14(8), 2016, p.1096.

[31] ROULSTON, S., HANSSON, U., “Kicking the can down the road?Educational solutions to the challenges of divided societies: a Northern Ireland case study”, op. cit., p.11.

[32] Ibidem.

[33] MCGLYNN, C., NIENS, U., CAIRNS, E., HEWSTONE, M., “Moving out of Conflict: The Contribution of Integrated Schools in Northern Ireland to Identity, Attitudes, Forgiveness and Reconciliation”, Journal of Peace Education, 1(2), 2004, pp.147–163.

[34] WARLOW, M. In Support of Integrated Education, Belfast, NICIE, 2003.

[35] DENI, School enrolments – 2019/20 statistical bulletins [en ligne], https://www.education-ni.gov.uk/publications/school-enrolments-201920-statistical-bulletins (consulté le 22 novembre 2020).

[36] NICIE, IFI, EFF, ABC: Promoting an Anti-Bias Approach to Education in Northern Ireland. 2nd ed,  Belfast, NICIE, IFI and EFF, 2014.

[37] Ibidem.

[38] HANSSON, U., ROULSTON, S., “Integrated and shared education: Sinn Fein, the Democratic Unionist Party and educational change in Northern Ireland”, Policy Futures in Education, 2020, p.3.

[39] MORGAN, V., FRASER, G., “When does ‘good news’ become ‘bad news’? Relationships between government and the integrated schools in Northern Ireland”, Educational Studies, 47(7), 1999, p.370.

[40] H.M.G., The education reform (Northern Ireland) order, 1989 [en ligne], www.legislation.gov.uk/nisi/1989/2406/article/64/made/ (consulté le 22 novembre 2020).

[41] ABBOTT, L., MCGUINNESS, S., “Change management in Northern Ireland’s transformed integrated schools: what we want is a school where you can be who you are and it’s a safe place”, op. Cit.,p.2.

[42] HANSSON, U., ROULSTON, S., “Integrated and shared education: Sinn Fein, the Democratic Unionist Party and educational change in Northern Ireland”, op. cit.,p.10.

[43] ROULSTON, S., HANSSON, U., “Kicking the can down the road?Educational solutions to the challenges of divided societies: a Northern Ireland case study”, op. cit., p.6.

[44] GALLAGHER, T., “Shared education in Northern Ireland: School collaboration in divided societies”, Oxford Review of Education, 42(3), 2016, pp.362–375

[45] MCALEAVY, G., DONEGAN, T., O’HAGAN, C., “Visioning new modes of integrated and shared schooling in Northern Ireland”, European Journal of Education, 44(4), 2009, pp.539–558.

[46] HAYES, B., MCALLISTER, I., DOWDS, L., “Integrated education, intergroup relations, and political identities in Northern Ireland”, Social Problems, 54(4), 2007, pp.454–482.

[47] MARRIOTT, S.,Polite Encounters? Integrated Primary Schools and Community Relations, Coleraine, University of Ulster, 2011.

[48] WARLOW, M. In Support of Integrated Education, op. cit.

[49] ABBOTT, L., MCGUINNESS, S., “Change management in Northern Ireland’s transformed integrated schools: what we want is a school where you can be who you are and it’s a safe place”, op. Cit.,p.11.

[50] Ibidem, p.13.

[51] GALLAGHER, T., SMITH, A., MONTGOMERY, A., Integrated education in Northern Ireland: Participation, profile and performance, Coleraine, The Nuffield Foundation, UNESCO Centre, University of Ulster, 2003.

[52] MONTGOMERY, A., FRAZER, G., MCGLYNN, C., SMITH, A., GALLAGHER, T., Integrated education in Northern Ireland: Integration in practice, Coleraine, UNESCO Centre, University of Ulster, 2003.

[53] DENI (Department of Education), Integration Works – Transforming Your School Guidance [en ligne], https://www.education-ni.gov.uk/publications/integration-works-transforming-your-school-guidance (consulté le 22 novembre 2020).

[54] HANSSON, U., O’CONNOR BONES, U., MCCORD, J., Integrated education: A review of policy and research evidence, 1999–2012. Children and youth programme, UNESCO centre, Coleraine, University of Ulster, 2013.

[55] ABBOTT, L., MCGUINNESS, S., “Change management in Northern Ireland’s transformed integrated schools: what we want is a school where you can be who you are and it’s a safe place”, op. Cit.,p.4.

[56] BLAYLOCK, D., HUGHES, J., “Shared education initiatives in Northern Ireland: A model for effective intergroup contact in divided jurisdictions”, Studies in Ethnicity and Nationalism, 13(3), 2013, pp.477–487.

[57] DEMOCRATIC UNIONIST PARTY (DUP), Standing Up For Northern Ireland. Westminster General Election Manifesto [en ligne], https://cain.ulster.ac.uk/issues/politics/docs/dup/dup_2015-04- 21_ge_man.pdf (consulté le 22 novembre 2020).

[58] MORGAN, V., DUNN, S., CAIRNS, E., FRASER, G., “How do parents choose a school for their child? An example of the exercise of parental choice”, Educational Research, 35(2), 1993, pp.139–148.

[59] ROULSTON, S., HANSSON, U., “Kicking the can down the road?Educational solutions to the challenges of divided societies: a Northern Ireland case study”, op. cit., p.10.

[60] COLLINS, J., “Democratic unionist party/Sinn Féin attitudes to integrated educating in Northern Ireland”, British Journal of Religious Education, 14(2), 1992, p.110.

[61] Ibidem, p.111.

[62] Ibidem, pp.107-113

[63] DEMOCRATIC UNIONIST PARTY (DUP), Every Child with the Opportunity to Succeed, DUP Policy on Education, 2016.

[64] DEMOCRATIC UNIONIST PARTY (DUP), Standing Up For Northern Ireland. Westminster General Election Manifesto [en ligne], op. cit.

[65] NORTHERN IRELAND ASSEMBLY, Private Members’ Business, 15 April 2013, Integrated Education [en ligne], http://www.niassembly.gov.uk/assembly-business/official-report/reports-12-13/15-april-2013#14 (consulté le 22 novembre 2020).

[66] HANSSON, U., ROULSTON, S., “Integrated and shared education: Sinn Fein, the Democratic Unionist Party and educational change in Northern Ireland”, op. cit.,p.7.

[67] Ibidem, p.8.

[68] Ibidem, p.12.

[69] DEMOCRATIC UNIONIST PARTY (DUP), Standing Up For Northern Ireland. Westminster General Election Manifesto [en ligne], op. cit.

[70] HANSSON, U., O’CONNOR, U., MCCORD, J., “Whatever happened to Integrated Education?” Shared Space, 15, 2013, pp.47-61. & FONTANA, G., Education Policy and Power-Sharing in Post-Conflict Societies: Lebanon, Northern Ireland, and Macedonia, London, Palgrave Macmillan, 2017.

[71] DENI (Department of Education), Integration Works – Transforming Your School Guidance [en ligne], op. cit.

[72] ROULSTON, S., HANSSON, U., “Kicking the can down the road?Educational solutions to the challenges of divided societies: a Northern Ireland case study”, op. cit., p.9.

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