Le journalisme a vocation à montrer la vérité et exercer un rôle de surveillance dans les démocraties

23 January 2023 /

9 min

Jusqu’à il y a peu, la régulation des médias était un sujet qui n’était pas traité par l’Union Européenne (UE). Le 16 septembre 2022, la Commission européenne a publié le European Media Freedom Act (EMFA), une proposition de règlement ayant pour objectif de favoriser l’indépendance des médias vis-à-vis du pouvoir et la transparence de l’actionnariat. Les enjeux sont l’indépendance des journalistes, le pluralisme et la protection de l’État de droit en Europe. Ce texte fait partie du plan d’action européen pour la démocratie, un ensemble de mesures visant à construire des démocraties plus résilientes dans l’UE. En effet d’inquiétantes tendances sont observées dans certains pays comme la Hongrie et la Pologne, mais aussi en Bulgarie, Roumanie, Grèce… Pourtant, l’indépendance des médias n’est pas seulement menacée par le pouvoir politique. Quelques puissants acteurs privés peuvent aussi représenter un danger pour les rédactions, lorsqu’ils deviennent actionnaires majoritaires des entreprises de médias et s’immiscent dans leur gouvernance et choix éditoriaux. Bien conscients que l’écosystème médiatique européen devient de plus en plus fragile, les acteurs de la Commission ont souhaité contrer ces tendances avec le European Media Freedom Act. Quels sont les apports de ce texte ? Pour mieux comprendre les enjeux autour de cette question, nous avons interviewé Renate Schroeder, directrice de la Fédération européenne des journalistes (FEJ), qui défend les droits sociaux et professionnels de plus de 320 000 journalistes dans 45 pays.

Indépendance politique et économique des médias

Eyes On Europe (EOE)  : Pouvez-vous rappeler ce qui peut menacer l’indépendance des médias ?

Renate Schroeder : Les menaces viennent d’une pluralité de facteurs, c’est pourquoi on a besoin d’une approche holistique pour les comprendre. Premièrement, il y a les menaces politiques, qui viennent directement des États. De plus en plus de pays sont qualifiés de démocraties illibérales, comme la Hongrie, la Pologne, les anciens pays communistes. Ce sont ceux qui ont moins d’expérience de la démocratie et de sa culture. Dans ces pays, l’État a tendance à considérer que le journalisme indépendant doit être dominé. En particulier, il est très mal accepté que les journalistes de la radio et de la télévision publiques puissent critiquer le gouvernement. A cela s’ajoute l’effet Trump, c’est-à-dire que de plus en plus de politiciens agressent et harcèlent les journalistes, notamment en ligne, produisant une culture d’impunité politique, ce qui est très dangereux. Deuxièmement, l’indépendance des journalistes est attaquée également sur le plan économique. Les médias dépendent beaucoup des revenus publicitaires, ce qui crée trop souvent un phénomène d’autocensure chez les journalistes qui n’osent pas attaquer ou déplaire aux annonceurs. Le modèle économique de nombreux médias est fragile, conduisant à une grande précarisation des journalistes, en premier lieu des indépendants. Cela peut nuire à la qualité des informations. En effet, un journaliste très précaire n’a pas les ressources pour aller loin dans l’investigation journalistique et est plus prône à accepter la corruption. En plus, on observe maintenant ce qu’on appelle la capture des médias : des politiciens, des oligarques, des grands acteurs privés partageant les mêmes intérêts achètent les médias, non pas pour le profit, mais pour exercer un contrôle sur la sphère publique. 

EOE : Comment définissez-vous l’indépendance des médias ?

R.S. : Les deux éléments clés et indissociables pour garantir l’indépendance des médias sont l’indépendance éditoriale et la protection des sources, l’un ne va pas sans l’autre.

Des déserts de l’information…

EOE : Quel état des lieux dressez-vous de l’indépendance des médias dans les différents États membres de l’UE ? En particulier, comment expliquez-vous l’augmentation de la concentration des médias dans les mains de riches acteurs privés ces dix dernières années ?

R.S. : Aujourd’hui il y a deux cas de figure. En Allemagne, on observe une forte concentration des médias par les familles d’éditeurs comme Axel Springer et Bertelsmann qui, au moins, font partie du métier de la presse. Alors qu’en France ou en Italie ce sont des actionnaires qui ont des intérêts tout à fait différents. Il y a le phénomène Vincent Bolloré en France. En Italie, la famille Berlusconi est toujours présente. Le Centre pour le pluralisme des médias et la liberté des médias a développé depuis 2013 un outil, le Media Pluralism Monitor. Il sert à évaluer annuellement les risques pour le pluralisme des médias dans les États membres de l’UE. En 2022, il alerte sur les risques pour la liberté de la presse dans la plupart des pays européens à cause de la concentration des médias, combinée à la montée en puissance des très grandes plateformes en ligne. Le bilan est encore plus désastreux au niveau local, il y a des déserts de l’information, dans lesquels il n’y a plus qu’une entreprise de média, et donc plus aucun pluralisme.

La Commission propose de garantir aux médias la liberté dans leurs décisions éditoriales

EOE : Quelles mesures proposées par le European Media Freedom Act (EMFA) vous semblent particulièrement importantes pour défendre l’indépendance des médias ? Quelles sont ses valeurs ajoutées ? Quelles sont ses limites ?

R.S. : Cette législation était attendue depuis longtemps. Il y a trente ans, un livre vert sur la concentration des médias avait déjà été produit, mais avait été rejeté au titre de la subsidiarité qui s’applique au domaine des médias et grâce à un lobbying agressif et réussi au niveau national par des magnats des médias comme Rupert Murdoch, l’Allemand Leo Kirch et Berlusconi. En 2022, la Commission a trouvé un moyen de combiner les sujets du marché intérieur et des médias afin de justifier sa compétence à légiférer sur le sujet. Pour ce faire, elle a utilisé les arguments de la nécessité de protéger les biens publics, dont font partie l’information et l’État de droit. De nombreux articles ont pour intention de défendre la protection des sources et l’indépendance éditoriale, d’améliorer la transparence, d’augmenter les capacités pour évaluer la concentration des médias et de renforcer les autorités régulatrices nationales et européennes. Néanmoins le texte n’est pas toujours cohérent et ne va pas assez loin.

Par exemple, l’article 4 de la proposition de la Commission est dédié à la protection des sources, mais les standards proposés sont moins forts que ceux prescrits par le Conseil de l’Europe et la jurisprudence existante. Les mesures de protection contre les logiciels espions ne sont pas assez ambitieuses, les journalistes ont besoin de plus de protection contre la surveillance privée et de l’Etat. De plus, le texte ne prend pas en compte les journalistes indépendants, alors qu’ils sont justement les plus vulnérables. L’article 5 vise à garantir l’indépendance de la radio et de la télévision publique, notamment en assurant que les membres des Conseils d’administration soient indépendants, et que les États membres veillent à ce que les médias de service public disposent de ressources financières adéquates et stables, ce qui est très important lorsque les États commencent à réduire les financements publics. Dans l’article 6, La Commission propose de « garantir que les dirigeants de rédaction soient libres de prendre des décisions éditoriales individuelles dans l’exercice de leur activité professionnelle » et de rendre transparents les noms des actionnaires, ce qui est crucial ! La FEJ plaide à présent pour la constitution d’une base de données des actionnaires des entreprises de médias au niveau européen. En effet, la transparence est nécessaire pour garder la confiance des lecteurs et lutter contre la capture des médias, un phénomène croissant bien copié par le régime d’Orban dans d’autres pays. La Commission reconnaît également que la concentration des médias représente un danger réel pour l’indépendance journalistique. Contre cela, il est envisagé que les autorités régulatrices des médias de chaque pays, les gendarme des médias, puissent rendre des avis aux Conseils d’administration des entreprises de médias. La FEJ juge cela insuffisant, mais c’est quand même une étape dans la bonne direction. Enfin l’article 24 vise à rendre plus transparent l’octroi de budgets publicitaires par l’Etat, qui peut être une façon pour le pouvoir d’influencer les journalistes, car ces derniers craignent la perte de ces revenus. Mais cette mesure ne s’applique pas aux gouvernements locaux des régions de moins d’un million d’habitants. Or en Hongrie toutes les régions, sauf celle de Budapest, ont moins d’un million d’habitants.

Aucun pays européen n’est sans risques pour les journalistes

EOE : Quel est l’intérêt d’une norme européenne commune ? 

R.S. : Au niveau national, il y a très peu de chances pour qu’une législation sur le sujet aboutisse… Notamment dans des pays tels que la Hongrie, la Pologne, la Slovénie, la Grèce, la Bulgarie ou encore la Roumanie. D’après le Media Pluralism Monitor, aucun pays européen n’est sans risques pour les journalistes et le pluralisme des médias. Une législation européenne aura pour impact d’attirer l’attention sur ce sujet fondamental à la bonne santé des démocraties. De plus, un règlement européen, comme c’est le cas du European Media Freedom Act, a pour intérêt d’être directement applicable dans les États membres et d’offrir la possibilité pour les journalistes de mener un recours devant la Cour de Justice de l’UE en cas de violation de ses principes.

EOE : Quel impact du European Media Freedom Act peut-on envisager dans les pays européens ?

R.S. : Pour avoir un impact significatif, le texte doit être renforcé sur les points de la protection contre la capture des médias, la transparence, la protection des sources, et la protection contre les logiciels espions. Il existe déjà des recommandations du Conseil de l’Europe qui vont plus loin sur ces points, mais qui ne sont pas contraignantes, contrairement aux mesures du European Media Freedom Act.

EOE : Quelle sont les prochaines étapes ? Le texte doit maintenant être examiné par le Parlement européen et le Conseil européen, avez-vous l’espoir qu’il soit renforcé ou au contraire craignez-vous qu’il soit détérioré ?

R.S. : La priorité est que le texte final soit adopté avant les élections européennes de 2024 et le changement de législature. La Commission von der Leyen a beaucoup œuvré dans le domaine des médias. De plus, il y a la crainte que le texte ne soit pas finalisé avant 2024, moment où la présidence du Conseil européen sera donnée à la Hongrie, puis à la Pologne, qui risqueraient de… manquer de bonne volonté pour l’adopter. Mais pour l’instant, les enjeux sont au niveau du Parlement européen, où le nom des rapporteurs des commissions parlementaires devrait être connu en décembre. C’est à partir de ce moment que le travail d’influence et de dépôt d’amendements commencera. La FEJ plaidera en faveur du renforcement du texte et cherchera des alliances stratégiques parmi les organisations civiles. Mais les associations d’éditeurs, notamment allemandes, boycotteront le texte et feront tout pour l’affaiblir.

EOE: Dans la lettre ouverte “Safeguarding peace and democracy in Europe through a strong European Media Freedom Act” signées par 15 associations et publiée le 9 mai 2022, la formule « l’information est un bien public » est mentionnée, comment l’expliquez-vous ?

R.S: Les médias ont un objectif commercial. Le journalisme a vocation à montrer la vérité et exercer un rôle de surveillance dans les démocraties. Pour ces raisons, les citoyens ont droit à une information délivrée par un journalisme de qualité, avec de hauts standards éthiques et bénéficiant d’un pluralisme interne et d’un modèle économique qui sécurise l’indépendance des médias.

Cet article est paru dans le numéro 37 du magazine

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