L’accord UE-Turquie: enjeux et “jeux” politiques

11 July 2017 /

Face à la pression migratoire que subissent certains Etats membres depuis 2014, notamment la Grèce et l’Italie, le Conseil de l’Union européenne a décidé d’adopter un plan d’action en collaboration avec la Turquie. C’est dans ce cadre que s’inscrit la Déclaration conjointe du 18 mars 2016, laquelle est communément appelée “accord” UE-Turquie, et dont le but est d’une part de mettre fin à l’immigration irrégulière de la Turquie vers l’UE, et de l’autre de démanteler le modèle économique des passeurs. Pourtant, les enjeux liés à cet “accord” sont multiples et mettent en péril sa mise en oeuvre.

Les points d’action de la Déclaration

Cette Déclaration s’inscrit dans la lignée des accords déjà signés entre l’UE et la Turquie dans le cadre de la lutte contre la migration clandestine. Le premier de ces accords est un accord de réadmission conclu en 2013 selon lequel les Etats membres peuvent faire réadmettre en Turquie les ressortissants d’Etats tiers qui sont entrés irrégulièrement sur le territoire de l’UE après avoir transités par la Turquie. En 2015, une première déclaration et un plan d’action conjoint sont adoptés. C’est sur ce plan, qui fixe les axes de la coopération entre la Turquie et l’Union, que la Déclaration du 18 mars 2016 a été conclue sous la forme d’une mesure temporaire et exceptionnelle afin de gérer les flux migratoires venant de Turquie.

Les dispositions de cet “accord” comprennent d’une part les engagements de la Turquie vis-à-vis de l’UE, et d’autre part, les compensations auxquelles elle a droit. D’abord, la Déclaration prévoit le renvoi automatique en Turquie des Syriens qui arrivent sur les îles grecques en situation irrégulière, mais qui ne demandent pas l’asile en Grèce ou dont la demande a été jugée irrecevable ou infondée par les autorités grecques. Pour chaque Syrien réadmis en Turquie,  un autre  sera réinstallé vers l’UE en tenant compte des critères de vulnérabilité des Nation Unies (mécanisme «1 pour 1»). Elle prévoit également la collaboration entre l’UE et la Turquie afin d’améliorer les conditions humanitaires en Syrie. Cette collaboration turc est “récompensée” par l’accélération de la libéralisation du régime des visas Schengen pour les citoyens turcs, ainsi que du versement d’un montant de 3 milliards d’euros à la Turquie pour assurer le financement d’une première série de projets, et enfin par l’ouverture de nouveaux chapitres en ce qui concerne les négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE.

L’objectif controversé de la Déclaration

Cet “accord” présente un caractère controversé. Son but est de mettre fin à l’immigration irrégulière de la Turquie vers l’UE. Cependant, une telle politique pose la question du respect des droits de l’Homme.

La Déclaration a comme conséquence la reconnaissance de la Turquie comme pays sûr par la Grèce, permettant d’y renvoyer tous Syriens entrés illégalement sur le territoire grec.  Le résultat d’un tel changement est que la majorité des Syriens qui entrent sur le territoire grec sont considérés en situation irrégulière et leur demande d’asile est donc rejetée, négligeant ainsi les risques auxquels ils sont exposés dès leur retour en Turquie. Actuellement, chaque Etat membre possède sa propre liste de pays tiers sûrs reprenant les pays où les demandeurs d’asile peuvent être renvoyés sans crainte de voir leur sécurité mise en péril. Jusque là, d’après les juridictions grecques, chargées in concreto de ces questions, la Turquie ne pouvait pas être considérée comme tel. Seules deux décisions judiciaires avaient reconnu la Turquie comme étant un pays sûr. D’ailleurs, pour tous les Etats membres de l’Union, à l’exception de la Bulgarie et de la Commission européenne, la Turquie ne remplit pas les conditions requises pour assurer la sécurité des demandeurs d’asile qui pourraient potentiellement faire l’objet d’une procédure de renvoi.

Bien que la Turquie soit membre de la Convention Européenne des Droits de l’Homme,  elle ne garantit pas, selon Amnesty International, le principe de non-refoulement prévu par l’article 33 de la Convention de Genève de 1951. Sans compter qu’il y a  d’une manière constante des risques avérés de violation des droits de l’homme, par exemple des limites à la liberté d’expression ou des cas de traitement inhumain ou dégradant. Avec le renforcement des pouvoirs présidentiels de Recep Tayyip Erdogan, suite à sa courte victoire au référendum du 16 avril 2017, les risques de violation des droits de l’homme dans le pays ne font qu’augmenter, que ce soit pour les nationaux turcs ou les demandeurs d’asile sur le territoire turc.

Les limites de la Déclaration

En termes de violation des droits de l’Homme, le potentiel de la Déclaration est grand. Cependant, pour le meilleur ou pour le pire, en fonction du point de vue, les difficultés rencontrées par celle-ci ont limité son impact sur les demandeurs d’asile Syriens en Grèce. En effet, l’opérationnalisation de l’accord a été difficile. Malgré  18.000 places disponibles pour la réinstallation de Syriens au sein de l’UE, et donc la possibilité de renvoyer 18.000 Syriens illégaux en Turquie, il y a eu seulement pour le moment 851 déportations officielles. Ce qui indique un défaillance du principal dispositif de la Disposition, le renvoi provisoire de Syriens en Turquie.

Cette difficulté d’opérationnaliser l’accord réside dans différents problèmes d’ordres technique et politique. D’une part, d’un point de vue technique, il a un manque de personnel grec et européen sur les îles grecques. La Nouvelle Agence, le Corps Européen de garde-frontières et de garde-côtes, a chargé 54 agents de soutenir la mise en œuvre de la Déclaration. Or, en ce moment, il y a presque 62.000 migrants et demandeurs bloqués en Grèce ; les autorités centrales et locales ne sont pas encore capables de gérer de tels flux, et de nombreuses défaillances du système persistent. D’autre part, d’un point de vue politique, le fonctionnement du mécanisme «1 pour 1» repose sur la réinstallation dans les Etats membres d’un nombre des Syriens équivalent à celui des Syriens renvoyés en Turquie. Pourtant, les Etats membres étant rattachés à leur souveraineté étatique ne veulent pas des réfugiés sur leur territoire. Pour cette raison, la plupart des Etats membres n’ont pas la volonté de remplir leurs quotas de relocalisation. La conséquence de ce manque de volonté politique est la réduction du nombre de demandeurs d’asile pouvant être réinstallés dans l’UE, et donc la réduction du nombre de Syriens pouvant être renvoyés en Turquie.

De plus, la perspective de renvoi vers la Turquie a provoqué d’autres limites; elle a encouragé les passeurs et leur «modèle économique». Ces derniers proposent aux réfugiés d’autres moyens pour arriver en Europe, notamment via l’Égypte et la Libye, mais ces routes sont souvent plus dangereuses. D’après un rapport récent de Frontex, les événements politiques en Turquie, qui ont suivi le coup d’état de l’été dernier, ont diminué la capacité des forces turques à protéger leurs frontières, ouvrant davantage la porte aux migrants et trafiquants et mettant en péril l’opérationnalité de la Déclaration.

L’avenir incertain de la Déclaration

En tenant tout en considération, ce n’est pas étonnant que cette Déclaration est considérée comme un «marchandage» sur le dos des réfugiés, un «coup historique» porté aux droits fondamentaux (Simon 2016). L’UE, en cherchant à réduire les flux migratoire venant de Turquie, marchande avec la Turquie, quitte à fermer les yeux sur l’État de droit dans le pays. Ceci est particulièrement évident lorsque la Déclaration s’engage à améliorer la situation humanitaire en Syrie, mais manque de mentionner la situation en Turquie.  Cependant, avec le tournant autoritaire du Président Erdogan, l’UE se retrouve face à un dilemme. Faut-il dénoncer les pratiques non-démocratique d’Erdogan, ou bien faut-il privilégier la coopération avec la Turquie ? Une chose est sure, la Déclaration étant un accord politique, comme l’arrêt NM c/ Conseil Européen du 28 février 2017 (T-257/16) le souligne, elle ne survivrait pas un affrontement politique entre l’Union et la Turquie.

Marina Tsikintikou  est étudiante en Master de  Droit Pénal de l’UE à Université de Strasbourg

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