La religion, un enjeu croissant des relations extérieures de l’Union européenne

23 July 2021 /

10 min

La pandémie de la Covid19 a indubitablement impacté nos libertés individuelles, et la liberté de religion n’y a pas fait exception. En effet, les mesures sanitaires comme la distanciation sociale, introduites mondialement à différentes échelles, ont rendu peu propice, voire même impossible la pratique de la foi en communauté. Pour certains, intellectuels ou membres du groupe parlementaire britannique (APPG) pour la liberté internationale de religion ou de croyance, la crise du Coronavirus a même constitué une opportunité de s’attaquer aux minorités religieuses en les tenant pour responsables de la propagation, faisant d’eux des boucs émissaires, sujets aux discours de haine et théories du complot.

Dans une publication du Journal du CESNUR, “Shincheonji and the COVID-19 Epidemic: Sorting Fact from Fiction”, les auteurs sont partis du constat que les clusters apparus suite à des rassemblement des églises de la Porte Ouverte Chrétienne, du Chemin néocatéchuménal, ou encore du Shincheonji, ont conduit à des réactions parfois d’une extrême véhémence à l’encontre des membres de ces communautés.

Or le traitement virulent et discriminatoire qu’ils ont reçu, paraît d’autant plus disproportionné que ces recueillements avaient eu lieu en toute légalité, quand la sensibilisation au COVID-19 n’existait pas encore alors qu’il n’a pas été appliqué au même degré à d’autres groupes organisateurs d’événements similaires. Les auteurs de cet article, ont pu alors conclure, en prenant tout particulièrement le cas du Shincheonji, que la crise du COVID19 avait constitué un motif de persécution des organisations religieuses déjà perçues défavorablement. Les membres de l’APPG pour la liberté internationale de religion ou de croyance dénoncent en outre l’utilisation de l’agitation médiatique générée par la pandémie, pour accentuer les discriminations, les pratiques répressives et autres exactions à l’encontre des minorités religieuses.

A l’occasion du débat « Anti-Muslim Hatred as an obstacle to the Right of Freedom of Religion or Belief », au sujet du dernier rapport d’Ahmed Shaheed, expert onusien sur la liberté de religion ou de croyance, l’Union européenne a réaffirmé, au travers de son ambassadeur, son engagement en faveur de ce droit de l’Homme: « L’UE est fermement engagée dans la promotion du droit à la liberté de religion ou de conviction, car nous sommes convaincus que sa pleine jouissance contribue à la construction de sociétés pluralistes, tolérantes et démocratiques »

Tout comme de nombreuses organisations, acteurs internationaux, l’Union européenne a consacré la liberté de religion ou de croyance. Elle est énoncée dans son droit interne à l’article 10 paragraphe 1 de la Charte européenne des droits fondamentaux, qui reconnaît à toute personne le « droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion », y compris « la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les
pratiques et l’accomplissement des rites ».

La religion, comme l’ont souligné plusieurs auteurs, est abordée comme un droit par l’Union européenne, un droit qui doit être protégé et promu. En outre, la religion est aussi perçue par l’Union européenne dans sa représentation, comme l’illustre tout particulièrement le dialogue entre les organisations religieuses et non confessionnelles avec les institutions européennes, établi en 1994 par le président de la Commission européenne Jacques Delors. Cette initiative, intitulée “Une âme pour l’Europe”, reflète la volonté de dépasser les intérêts simplement économiques et juridiques de l’intégration européenne, et marque le début de la reconnaissance de la religion comme une question importante pour l’UE.

Aujourd’hui ce dialogue est institutionnalisé par l’article 17 du Traité de Lisbonne. Le projet de Constitution européenne et toutes les réflexions qu’il a pu générer, tout particulièrement sur l’héritage chrétien européen, en est un exemple éclatant et ce, bien qu’il n’ait pas abouti en tant que tel. L’engagement de l’Union européenne en faveur de la liberté de religion ou de croyance a pris bien d’autres formes, comme notamment le Guide des Lignes directrices sur la promotion et la protection de la liberté de religion ou de conviction, et la compétence de la Cour européenne de justice, particulièrement en matière de discrimination.

Toutefois, cet engagement européen pour la religion peut surprendre, sachant qu’il n’existait pas à l’origine et qu’il n’a rien d’évident. La religion qui ne faisait pas partie du projet européen des années 50 et 60, aucun mécanisme ou compétence n’avait été prévu pour gérer la question religieuse, celle-ci apparaissant comme un enjeu uniquement national. De plus, certains Etats membres présentés comme pionniers du sécularisme, étaient confiants du retrait inéluctable de la religion des politiques internationales et du monde. Cela a conduit la diplomatie européenne à négliger cette question jusqu’à la fin des années 80.

Un enjeu reconnu par l’Union européenne et à l’importance croissante dans sa politique étrangère

Or, aujourd’hui, la question de la religion a pris de l’importance pour l’Union européenne, tant dans son activité interne que dans sa politique avec le reste du monde. Un certain nombre d’explications se dégagent pour justifier l’importance prise par la religion, et une des plus convaincante est la saillance qu’a gagné ce sujet dans la politique internationale.

Contrairement à ce que “la théorie de la modernité” annonçait, la religion dans le monde n’a pas connu de régression, au contraire elle a continué à gagner en fidèles en même temps que la population a crû. Alors que la diversité religieuse a augmenté grâce à la mondialisation, certains évoquent même une tendance à la “désécularisation”. En outre, plusieurs auteurs en sciences politiques ont constaté que la religion s’était « internationalisée », qu’elle a gagné en importance dans la politique internationale en général. La multiplication des crises internationales liées à la religion comme la révolution islamique en Iran, la guerre en Afghanistan, la montée des mouvements religieux conservateurs, jusqu’aux événements du 11 Septembre 2001, en a fait un enjeu, une préoccupation non-seulement d’ordre interne pour les Etats, mais une partie de l’agenda diplomatique international. La religion peut donc être perçue comme une menace, lorsqu’elle prend notamment la forme de l’extrémisme religieux qui s’empare de pays, mais aussi, comme un vecteur de mobilisation dans la promotion d’un bien public international commun, c’est-à-dire sous la forme de projets humanitaires, de défense des droits de l’Homme etc.

Cette vision positive de la religion est aussi reconnue et défendue par l’Union européenne. Cela est parfaitement illustré par les propos de l’ancienne haute représentante de l’UE, Federica Mogherini, lors du lancement du programme “Échange mondial sur la religion dans la société”: “La religion doit être un élément de la solution. Mais je crois surtout que, dans de nombreux endroits du monde, la religion fait déjà partie de la solution. Sur tous les continents, des croyants ont choisi le chemin du respect et de la coexistence. Pas en dépit de leur foi, mais grâce à elle”.

En effet, et cela constitue la seconde motivation de l’Union européenne à se saisir de la question religieuse dans sa politique étrangère, celle-ci agirait dans la continuité de son action pour les droits de l’Homme dans le monde. Pour elle, dont l’image à l’international repose sur les valeurs de démocratie, de tolérance et de respect de l’État de droit, ainsi que des droits fondamentaux, s’engager non seulement pour la liberté de religion ou de croyance et pour la diversité religieuse est cohérent. Enfin, plus subtilement, la religion constituerait pour l’UE une source éthique implicite capable d’inspirer son action en matière d’efficacité, de justice ou de démocratie. L’association de la promotion de la liberté de religion ou de croyance à d’autres objectifs, comme le changement climatique, le développement et la résolution de conflits a permis à l’Union européenne d’avancer sur ces problématiques dans son action extérieure. Dès lors, il apparaît indispensable pour l’UE, qui souhaite s’imposer comme un acteur mondial important, de prendre ce facteur en compte, d’autant plus que ses membres ont pu être concernés directement, notamment au travers d’attaques terroristes à caractère religieux extrémiste, et qu’elle revendique son rôle dans la promotion des droits de l’Homme dans le monde.

La politique étrangère européenne, mieux équipée pour aborder les questions religieuses

Pour toutes ces raisons, l’action externe de l’Union européenne a progressivement amélioré sa capacité à non seulement comprendre les développements religieux dans le monde, mais aussi à améliorer la formulation et l’application des politiques externes de l’UE sur ce sujet.

Tout d’abord, cela passe par la formation des fonctionnaires de l’UE aux questions religieuses associées à des sujets comme la paix, la violence et le développement, organisée par le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) et par la Direction générale de la coopération internationale et du développement (DG DEVCO). Cela s’illustre aussi avec le développement d’une réflexion autour de l’enjeu que représente la religion et de son lien avec d’autres problématiques, en interne, notamment sous la forme du forum de discussion inter-DG lancé en 2018 par DG DEVCO, ou en externe, lors de discussions organisées par le réseau politique transatlantique sur la religion et la diplomatie (TPNRD). Cette discussion inclut depuis 2020 des activistes sociaux travaillant au carrefour de la foi et de l’inclusion sociale, dans le cadre du programme “Échange mondial sur la religion dans la société”.

En outre, la prise en compte de l’enjeu que constitue la religion, s’illustre aussi d’un point de vue institutionnel, notamment avec la création du poste Envoyé spécial de l’UE pour la promotion de la liberté de religion ou de conviction en dehors de l’UE, par le Président de la Commission Jean-Claude Juncker en 2016. Si aujourd’hui la question de son renouvellement est encore en suspens, beaucoup défendent l’importance de son action, en ce qu’il aurait notamment contribué à la libération d’Asia Bibi, emprisonnée depuis 9 ans et condamnée à mort pour blasphème. Sa fonction, complémentaire à celle du Représentant spécial de l’UE pour les droits de l’homme, est basée principalement sur le Guide des Lignes directrices sur la promotion et la protection de la liberté de religion ou de conviction. Ce document constitue d’ailleurs le cœur de l’action extérieure de l’Union européenne, car il contient une claire expression de son positionnement sur ces questions et sur ce qui est autorisé de faire, et ce qui ne l’est pas. C’est par lui que l’UE énonce qu’elle ne supporte aucune religion spécifique ni les attitudes non-religieuses, elle promeut et protège cette liberté, comme inscrit dans son droit interne. Elle reconnaît aussi le rôle important joué par les Etats pour assurer le droit à la liberté de religion ou de conviction, car c’est eux qui sont les premiers responsables de ce qu’il se passe sous leur juridiction. L’Union européenne condamne aussi toute violation à ce droit, et porte une attention particulière à la violence, la persécution religieuse, et aux discours de haine.

Grâce à ses délégations réparties un peu partout dans le monde, l’UE surveille que cette liberté soit assurée et entretient un dialogue avec les autorités locales à ce sujet. C’est grâce au dialogue avec la société civile, et tout particulièrement les organisations religieuses et non-confessionnelles dans le monde, que l’action européenne va gagner en efficacité dans la poursuite des objectifs de développement, de lutte contre le changement climatique et de résolution des conflits.

En reconnaissant l’importance du travail accompli par les ONG religieuses dans leurs relations avec la population, l’Union européenne fait du facteur religieux un atout. Par exemple, intégrer de nombreux leaders religieux à la lutte contre le changement climatique, permet de sensibiliser du même coup leurs fidèles. Enfin, parce que l’Union européenne n’est pas un Etat, elle ne peut dans ses relations diplomatiques se positionner en faveur d’une religion en particulier, et doit donc maintenir à tout prix une certaine neutralité. Alors que certains de ses États membres se mobilisent pour venir en aide en priorité aux chrétiens par exemple, l’Union européenne ne peut biaiser son action. Cela explique aussi pourquoi l’Union européenne aborde la question religieuse sous la forme d’un droit de l’Homme, pour éviter non seulement de prendre position, mais aussi pour éviter les interprétations conflictuelles des principes fondamentaux. En outre, elle doit prendre garde à ne pas imposer une vision occidentale à d’autres pays où le rapport à la religion peut être diamétralement différent à celui qu’entretiennent certains de ces Etats membres.

Dès lors, sa façon de promouvoir la religion doit rester prudente et flexible, pour tenir compte des sensibilités des locaux. Malgré tout, certains auteurs ont constaté que la politique étrangère européenne au sujet de la religion, n’était pas fondamentalement différente de celle de ses États membres, ou des autres institutions internationales. Après tout, le respect des règles du compromis diplomatique, de la rationalité bureaucratique et de la neutralité s’applique à tous.

[Cet article est paru dans le numéro 34 du magazine]

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