La guerre des juges qui blesse la démocratie européenne

22 June 2022 /

7 min

L’Union européenne (UE) est caractérisée par un dialogue constant entre la Cour de Justice et les différentes Cours Constitutionnelles nationales. La création d’un tel système a sûrement été portée par de bonnes intentions. Ce dispositif n’est toutefois pas dépourvu d’effets sur la démocratie européenne.

La structure constitutionnelle de l’Union

L’Union européenne, comme statué dans le célèbre arrêt Van Gend en Loos, rendu par la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) en 1963, constitue « un nouvel ordre juridique de droit international ». Cet ordre juridique se distingue du droit international par des caractéristiques qui lui sont propres. En effet, le droit européen est issu d’une source autonome, constituée par les Traités. Ce droit bénéficie de l’effet direct, à savoir la possibilité pour tout ressortissant des 27 États membres d’invoquer directement un acte législatif européen devant les juges nationaux. Ensuite le principe de la primauté prévoit que, en cas de conflit entre une norme nationale et une norme européenne, cette dernière doit prévaloir.

Toutes ces dynamiques ont créé « un réseau structuré de principes, de règles et de relations juridiques mutuellement interdépendantes liant, réciproquement, l’Union elle-même et ses États membres, ainsi que ceux-ci entre eux » (CJUE, Achmea, affaire C-284/16). Malgré ces conclusions ambitieuses auxquelles les juges européens sont parvenus, l’Union maintient une structure hybride, caractérisée par des relations complexes – et, souvent, conflictuelles – entre les acteurs qui la composent. La question qui se pose est donc de savoir quel est, en pratique, le niveau d’effectivité de tous ces principes qui sont censés représenter la structure constitutionnelle de l’Union européenne.

Le pluralisme constitutionnel

Malgré quelque résistance exercée par les Cours Constitutionnelles nationales, les États membres ont accepté la primauté du droit européen, ainsi que tous les autres principes qui composent l’acquis communautaire – à savoir, l’ensemble des règles, principes et valeurs qui caractérisent l’ordre juridique européen. Les États membres sont aussi conscients du rôle que la juridiction de la Cour de Justice exerce au sein de l’UE, même si cette dernière se limite à l’application et l’interprétation du droit de l’Union.

L’Union européenne, toutefois, est caractérisée par une dualité particulière, à savoir la coexistence des Cours Constitutionnelles nationales et de la Cour de Justice de l’UE. Bien que ces cours soient censées être souveraines dans leurs domaines respectifs, leur coexistence a créé plusieurs conflits au fil du temps. Les États membres, bien conscients d’un tel risque, ont cherché à le prévenir. Dans l’article 4 du Traité sur l’Union européenne (TUE), il est prévu que « l’Union respecte l’égalité des États membres devant les Traités ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles ».

L’article 4 TUE ne représente qu’une codification de la théorie des « contre-limites », déjà élaborée précédemment par la jurisprudence constitutionnelle de certains États membres. Les contre-limites constituent une sorte de sauvegarde par les États membres, en prévoyant, tout simplement, que le droit européen prime sur le droit national à condition qu’il soit en adéquation avec les principes fondamentaux de l’État – à savoir, les principes de base qui caractérisent la structure essentielle d’un ordre juridique.

Le pluralisme constitutionnel représente exactement le miroir de toutes ces dynamiques, en reportant la responsabilité sur un dialogue entre la Cour de Justice et les Cours Constitutionnelles nationales. Cette théorie, en effet, considère le dialogue comme central dans le nouveau monde juridique créé par l’intégration européenne. En cas de conflit, il n’y a pas une règle pour déterminer quelle cour doit avoir le dernier mot. Ces cours doivent dialoguer et échanger afin de trouver une solution constructive. Le pluralisme constitutionnel, en d’autres mots, se fonde sur la bonne volonté et responsabilité des juges concernés.

Conflit constructif ou guerre des juges ?

Les applications concrètes de ce système ont toutefois produit des résultats différents au fil du temps. Ici la question qui se pose est de savoir dans quelle mesure le dialogue entre juges est suffisant pour résoudre les conflits.

L’affaire la plus populaire est sûrement représentée par la saga judiciaire qui s’est déroulée entre la Cour de Justice UE et la Cour Constitutionnelle allemande, concernant les programmes d’achats lancés par la Banque Centrale européenne pour faire face à la crise financière. Cette affaire – ou mieux, ces affaires – se sont concrétisées par l’émission de différents arrêts des deux cours concernées, dans le but de trouver une solution commune sur le sujet conflictuel. La Cour UE et celle allemande ont toutefois maintenu une approche constructive, même si des tensions se sont fait sentir à plusieurs reprises (Voir les affaires Gauweiler et Weiss).

Un échange similaire s’est déroulé entre la Cour de Justice européenne et la Cour Constitutionnelle italienne portant sur les règles de prescription (Voir les affaires Taricco et MAS). Le conflit en question concernait la discipline pénale italienne en matière de prescription et l’article 325 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) sur les intérêts financiers de l’Union. Cette affaire, encore une fois, montre qu’ un dialogue entre juges est en effet possible. Les deux cours concernées, de fait, sont parvenues à un compromis constructif. D’autres expériences n’ont toutefois pas donné le même résultat.

L’abus du pluralisme par les autoritaristes

Il est évident, depuis quelques années, que certains États membres sont en train de vivre une « crise des valeurs », à savoir une période de régression par rapport aux valeurs démocratiques et libérales qui caractérisent l’Union européenne. Les dynamiques qui se sont créées en Hongrie et en Pologne, en particulier, sont désormais sous les yeux de tout le monde. Les gouvernements de ces deux États ont réalisé des réformes qui menacent gravement l’autonomie et l’indépendance du pouvoir judiciaire national. Le meilleur exemple est, dans les deux pays, l’abaissement de l’âge de la retraite des juges constitutionnels et par voie de conséquence leur remplacement avec des personnalités choisies ad hoc par le pouvoir exécutif.

Cette crise des valeurs a donc l’effet concret de subordonner les juridictions constitutionnelles au pouvoir exécutif. Il va sans dire qu’une telle situation a évidemment un impact sur les relations entre les Cours Constitutionnelles hongroise et polonaise et la Cour de Justice européenne. Le 7 octobre dernier, en effet, la Cour Constitutionnelle polonaise a émis un arrêt avec lequel elle statue que dorénavant, la Pologne ne respecte plus le principe de la primauté du droit UE. En d’autres mots, les juges polonais ont acté le fait que le droit européen doit être à présent conforme à la Constitution polonaise pour être appliquée en Pologne. La Pologne n’appliquera donc plus la règle de la primauté du droit européen sur le droit national.

Un telle solution, au-delà des préoccupations relatives au respect de l’État de droit, met en discussion le bon fonctionnement du système du pluralisme constitutionnel. Il est clair qu’un dialogue constant, ainsi que les compromis constructifs censés en découler, ne peut fonctionner que si les deux parties concernées sont représentées par des juges tiers et indépendants. En revanche, le pluralisme constitutionnel dévient inefficace quand l’une des parties est le reflet des positions politiques autoritaires.

Comme les experts dans ce domaine l’ont bien souligné, “in EU law – as so often in life – the road to hell is paved with good intentions” (Kelemen et Pech, 2019). Si ceux qui ont élaboré la théorie du pluralisme constitutionnel étaient portés par des bonnes intentions, la pratique a toutefois démontré que cette théorie ne peut fonctionner qu’avec la bonne volonté des parties concernées. La double question qui se pose maintenant est la suivante: est-ce que nous voulons confier l’effectivité du droit européen à la bonne volonté des juges, qu’ils soient nationaux ou européens ? Ou est-ce que nous voulons construire une Union capable de garantir l’uniformité de son droit sur le territoire de tous les États membres, en donnant donc pleine effectivité au principe d’égalité des citoyens européens?

[Cet article est paru dans le numéro 36 du magazine]

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