Interview / Karl-Heinz Lambertz : « Il faut refonder notre Europe avec et pour nos citoyens »

04 December 2018 /

10 ans après la crise financière, l’Union Européenne (UE) n’est pas sortie des problèmes, comme le montre les récentes affaires du Brexit ou la montée de l’euroscepticisme. Pour interroger le système institutionnel européen, il est possible de regarder les nouveaux défis européens par le spectre des villes et régions européennes. Les citoyens doutent de l’Europe : il faut donc regarder au niveau le plus proche d’eux pour tenter d’identifier des solutions. Le président du Comités des Régions (CDR), Karl-Heinz Lambertz, explique ici, les possibles bienfaits de ce niveau de pouvoir pour relancer l’Europe.

L’Europe a subi une crise économique qui a touché la sphère sociale et politique. Certains parlent d’un déficit démocratique de l’UE. Vous avez alors déclaré que « les autorités locales et les régions sont le socle démocratique sur lequel il faut refonder notre Europe avec et pour nos citoyens. ». Par quels moyens les autorités locales et régionales peuvent-elles relancer l’Europe ? Et comment le CDR fait-il face aux défis de l’intégration européenne ?

L’Union Européenne se trouve dans une situation difficile, mais ce n’est pas la première crise dans son évolution. La situation actuelle est liée à la crise financière et économique, mais c’est aussi une crise d’identité, d’orientation et de fonctionnement. L’Europe est passée de 6 à 28 membres. Les structures de fonctionnement n’ont pas été adaptées à ce changement quantitatif et qualitatif. Il y a aussi un système décisionnel qui n’est pas une démocratie parlementaire classique. Le centre des décisions, le trilogue est composé de la Commission qui a un monopole d’initiative très particulier en démocratie, un Parlement dont les pouvoirs restent limités malgré leurs augmentations et finalement le Conseil des ministres et le Conseil européen qui sont les vrais détenteurs du pouvoir. A cause de l’augmentation des divergences sur des aspects fondamentaux, le système peine à produire des résultats efficaces. Et c’est là qu’interviennent les régions. Je dois alors me poser la question : à qui l’UE doit servir ? Le seul argument pour avoir une UE, c’est la valeur ajoutée pour les citoyens là où ils vivent : dans leurs villages, villes ou régions. La politique européenne se concrétise à plus de 70% au niveau des collectivités locales et régionales. Le projet européen n’a pas d’avenir sans valeur ajoutée matérielle, intellectuelle et émotionnelle pour le citoyen. On n’a jamais pu se mettre dans une situation où toutes les conditions préalables étaient réunies pour réussir vraiment ce projet en commun. Par exemple, le marché unique n’a pas été complété par un pilier social fort. Dans l’UE, presque un quart de la population vit en-dessous ou à la limite du seuil de pauvreté. Ce n’est donc pas une réussite parfaite.


Le seul argument pour avoir une UE, c’est la valeur ajoutée pour les citoyens là où ils vivent : dans leurs villages, villes ou régions.


Les citoyens ont besoin d’une valeur ajoutée de l’UE, vous ajoutez « là où ils vivent ». Quel serait cet ajout de valeur ? Et quel y serait le rôle des régions ?

Si je veux développer la valeur ajoutée pour le citoyen, alors je dois me rappeler que l’UE ne fonctionne bien que si elle tient compte de tous les niveaux de pouvoir. C’est pour cela qu’il faut à mon avis repenser, reconstruire l’Europe en revenant au principe de base qui est celui de la subsidiarité (idée de prendre la décision au niveau de pouvoir le plus approprié et le plus proche du citoyen, N.D.L.R.). Tous les grands enjeux de ce début du 21ème siècle nécessitent des actions au moins au niveau continental. Un État seul ne peut pas réussir. Mais il faut vraiment mettre en adéquation les niveaux de pouvoir avec les décisions. Au niveau de l’Europe, il faut commencer par le bas, par les pouvoirs locaux et régionaux. Repenser le tout pour être plus actif, plus efficace et plus centré sur la coopération que sur les conflits, c’est ça le sens du rapport sur la task force subsidiarité. L’idée est alors de restructurer l’Europe, en donnant un rôle à chaque niveau et non en les affaiblissant. Aujourd’hui, supprimer les États et ne travailler qu’avec les régions n’a pas de sens. Le grand problème c’est qu’on pense beaucoup trop souvent que l’UE c’est Bruxelles et c’est fondamentalement mauvais. L’Europe, si elle veut bien réussir, doit être dans la tête de tout le monde. On doit avoir un système intégré où la base joue un rôle très important. Mais, chaque problème reste aussi pensé avec sa dimension européenne, pas par les fonctionnaires de Bruxelles, mais par tout le monde. C’est ça le vrai changement d’une subsidiarité active. On peut même aller plus loin en définissant le renouveau de la démocratie parlementaire, qui est en crise. On tente d’intégrer des éléments de démocratie participative. Si je veux faire participer le citoyen à cette dimension européenne alors il faut nécessairement que ça passe par l’endroit où il vit. C’est un peu la philosophie d’un rôle accru des régions dans l’UE.

Une des idées de base de la création du CDR est de se rapprocher du citoyen, en établissant un lien supplémentaire avec eux. Vous avez d’ailleurs déclaré « Notre Assemblée doit devenir l’agora où les Européens se rencontrent pour façonner leur Europe ». Le CDR a établi un dialogue citoyen et vous proposez d’ailleurs qu’il devienne permanent après les élections de 2019. Par quels mécanismes ? Comment le CDR compte-t-il renforcer concrètement le dialogue ou la participation citoyenne ?

Nous arrivons tout naturellement à cette pièce maîtresse qui est le lien avec les citoyens, le juge ultime de la validité du système. Depuis quasi 20 ans, nous faisons des tentatives de dialogue avec le citoyen : des vrais dialogues, de la pure communication, du show-business ou de manière spontanée. Tout est bon, mais il manque l’approche systématique. Le grand problème c’est que les gens se sentent impliqués, mais tombent dans un trou noir après, car il n’y a pas de suivi. Beaucoup de chose se font entre convaincus. Un deuxième problème est de savoir comment discuter avec ceux qui sont plus sceptiques ou qui s’interrogent vraiment. Certaines méthodes de démocratie participative sont alors intéressantes comme le choix au hasard des participants. Une sélection se fait à l’aide d’une représentation âge-sexe-profession-localisation, puis on leur téléphone et on essaye de les faire participer. Il y a alors des résultats. Faire de même au niveau de toute l’Europe serait intéressant. Mais il faut systématiser et rendre plus permanent parce que tout ce qui se fait avant les élections, suscite un peu la suspicion. Présenter un plan sur 5 ans serait positif. Ensuite, on prend l’engagement politique d’assurer un suivi à ce qui vient comme résultat, que ce soit en expliquant convenablement pourquoi on ne fait pas les choses qui sont proposées ou alors en s’engageant à essayer d’intégrer les éléments dans la prise de décision. Cette logique peut se marier avec cette nouvelle approche de subsidiarité. On intervient sur les propositions formalisées de la Commission. Le problème, c’est qu’il faudrait être là plus tôt et surtout rester dans le jeu jusqu’à la fin pour refaire entendre la parole de la subsidiarité au niveau du trilogue. On a là une perspective d’intégrer un dialogue citoyen pérennisé et un débat sur les procédures de subsidiarité en politique européenne. On fabrique alors quelque chose de valable dans les domaines où l’Europe intervient. De cette façon, on parvient à focaliser l’Europe sur ce qui doit être fait à son niveau.

Une task force a été menée sur la subsidiarité. Vous venez de parler d’un mécanisme pour intégrer le trilogue, quelle est alors votre idée pour rentrer dans ce trilogue, processus non transparent ? Pour la subsidiarité, on parle aussi d’une possibilité de carton rouge ?

Les cartons, c’est l’amélioration de la procédure actuelle. Le carton rouge, c’est la possibilité d’empêcher quelque chose. C’est le travail des parlements nationaux et des assemblées régionales. Les difficultés sont les délais et les procédures actuelles qui sont très complexes car il faut X positions d’autant de pays et le temps est passé avant de les obtenir. C’est formalisé et limité à la première phase. Nous voulons une concertation préalable sur leurs initiatives, qui soit plus efficace en fixant des priorités. Et là, il faut vraiment mobiliser tout le monde pour réfléchir et agir dans cet esprit-là. Les assemblées régionales mais aussi les parlements nationaux doivent s’impliquer pour avoir un dialogue préalable. Par après, il faut imaginer la procédure qui permet de revenir pendant le trilogue mais sans retarder éternellement la procédure. Il y a parfois une utilisation de la subsidiarité abusive. Et dans ce but, il faut s’entendre sur ce qu’on considère comme significatif pour la subsidiarité. C’est pour ça que nous avons proposé une objectivation de ce débat qui reste très politique. L’objectivation peut se faire par un questionnaire bien fait. Cependant, il n’est pas possible dialoguer en permanence avec 100000 communes, 300 régions et 27 parlements nationaux individuellement. Il faut imaginer des endroits centralisés de dialogue. Et là, le CDR a un rôle juridique à jouer. Il faut un changement d’état d’esprit. Pour l’instant, l’Europe s’est fait imposer la subsidiarité. Ce qui manque, c’est d’être tous convaincus de travailler à la même tâche qui est l’avenir de l’UE, en tant qu’endroit où se joue le destin des citoyens européens.


Ce qui manque, c’est d’être tous convaincus de travailler à la même tâche qui est l’avenir de l’UE, en tant qu’endroit où se joue le destin des citoyens européens.


Vous défendez énormément la politique de cohésion. Il y a de vifs débats sur le budget européen qui va être impacté par le Brexit. Quelles conclusions tirer de cette politique ?

La cohésion est un peu comme le défenseur des intérêts des collectivités. C’est plus que de l’argent c’est aussi une conception de l’Europe : tenir ensemble. C’est un lieu extraordinaire pour coopérer et c’est un instrument pour concevoir et mettre en œuvre des politiques en commun avec les trois niveaux de pouvoir. Ce qui nous intéresse ce sont les sept chapitres du cadre financier multi-annuel. Dans chacun, il faut se poser la question : comment créer d’avantage de l’impact pour les collectivités territoriales ? Nous voulons défendre une politique de cohésion très forte pour le futur. Nous connaissons bien sûr les problèmes : moins d’argent à cause du Brexit, l’Union veut faire de nouvelles tâches et certains veulent faire tout ça avec moins d’argent. Or le budget représente 1% du produit national brut de l’UE, ce qui correspond au prix d’une tasse de café par jour par habitant. La solution est de faire des progrès sur les ressources propres de l’UE. Pour nous la cohésion n’est pas une politique du passé, c’est une méthode de travail qui implique tous les niveaux de pouvoir. Et c’est une méthode pour aborder justement les grands défis comme la migration ou le changement climatique. Là, il y a un grand enjeu et la politique de cohésion fait office de champion dans ce débat.

2019 est l’année de deux évènements : les 25 ans du CDR et les élections européennes.  J’ai donc deux questions : Quels sont les perspectives et le bilan du CDR ? Et quelle UE après les élections européennes ?

Avec les élections européennes, j’ai le sentiment qu’on est dans un vrai débat sur l’orientation de l’Europe : son futur, sa représentation ou ses valeurs. Il y a un peu partout des positions antagonistes. C’est plus complexe que juste les eurosceptiques et les pro-européens. Il y a les différentes façons de faire de la politique européenne, de définir les objectifs pour le positionnement dans l’Europe au niveau du continent ou du monde entier. Il faudra définir un programme de travail efficace parce que ce qui contribue considérablement aux eurosceptiques, c’est l’inefficacité de l’Europe sur certains enjeux : la migration, l’austérité. Les élections montreront les rapports de force et les arguments qui auront convaincu les citoyens. Et là l’enjeu, c’est un changement de paradigme parce que pendant toute une période l’Europe était l’expression d’un espoir, c’était motivant, ça conduisait à des conditions de vie meilleures. Il y a toujours une majorité de citoyens qui sont pour l’Europe. Cependant, cette Europe inspire la peur même chez ceux-ci. C’est une crainte de l’avenir, des incertitudes. La situation matérielle s’est détériorée. Tout ça fait un champ d’action pour la démagogie, le populisme, parfois avec des solutions très simple, un ennemi extérieur : les migrants ou les bureaucrates de Bruxelles.


Il y a toujours une majorité de citoyens qui sont pour l’Europe. Cependant, cette Europe inspire la peur même chez ceux-ci. C’est une crainte de l’avenir, des incertitudes.


Le CDR est à 25 ans d’existence et de tentatives de placer sur l’échiquier européen cette dimension locale et régionale. Le Comité doit faire le bilan, on a certainement pu impacter des choses mais on n’est certainement pas là où on souhaiterait être. Le moment est venu de réfléchir sur la manière de renouveler l’Europe. L’essentiel, c’est de sensibiliser le citoyen. On peut le faire via les collectivités territoriales qui sont le niveau le plus proche et avec le plus d’acceptance politique. Ce qui mène à se dire : l’Europe ce n’est pas eux, c’est nous. Que voulons-nous de cette Europe ? Pourquoi avons-nous besoin de l’Europe ? Qu’est-ce que l’Europe doit nous apporter comme valeur ajoutée ? Comment nous y inscrire ? Nous sommes actuellement en pleine évolution.

Propos recueillis par Thomas Dupont, étudiant à l’Institut d’Etudes Européennes.

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