Face à Space X, l’Europe mise sur son nouveau lanceur Ariane 6

12 August 2020 /

7 min

Plus de 40 ans après le lancement de la première fusée du programme Ariane, la sixième génération devait décoller dès l’automne 2020 (lancement finalement repoussé à 2021, notamment suite à la crise du Covid-19 qui a impacté les activités spatiales). Dans un contexte incertain où l’arrivée d’acteurs privés comme Space X a bouleversé le marché, l’Europe compte plus que jamais sur son nouveau lanceur pour restaurer sa position dans les activités de lancement de satellites.

Un succès industriel européen aujourd’hui menacé

Suite à l’échec de Europa, premier projet de fusée européenne, l’arrivée du programme Ariane en 1973 marquera le début d’une grande aventure pour l’Europe. Après trois premiers modèles rapidement remplacés, c’est principalement avec Ariane 4 que les Européens deviendront des acteurs majeurs des lancements spatiaux à l’échelle mondiale. Mais malgré ce succès commercial et technologique, la nécessité de pouvoir lancer des satellites toujours plus lourds et volumineux donnera naissance en 1996 à une version plus puissante : Ariane 5. Toujours opérationnelle à ce jour, cette dernière compte déjà 108 vols à son actif avec seulement 5 échecs (principalement lors des premiers lancements). Sa fiabilité est donc l’un des grands arguments de ce lanceur européen, tout comme sa capacité à lancer deux satellites en un seul tir. Grâce à cette confiance, l’Europe a durant de longues années dominé les activités de lancement sur le marché des satellites commerciaux. 

Mais dans un secteur spatial incertain où les activités évoluent et se diversifient sans cesse, cette cinquième génération a laissé apparaître quelques faiblesses non négligeables. Au-delà de ses capacités de plus en plus limitées, le moteur de l’étage supérieur d’Ariane 5 ne peut pas être éteint puis rallumé alors que cette fonctionnalité existe déjà sur d’autres lanceurs concurrents. Ce réallumage est pourtant nécessaire à la réalisation de certaines missions comme l’envoi de deux satellites sur des orbites différentes. Parallèlement à ces premières limites, c’est le contexte général du marché spatial qui a menacé la suprématie d’Ariane 5. En effet, l’essor des nouveaux acteurs privés a rendu ce marché bien plus concurrentiel qu’auparavant. En réalité, l’Europe a même perdu sa première place sur le marché commercial face à Space X, concurrent privé américain. Signe de leur volonté de répondre à cet affront autant commercial que technologique, les différents acteurs européens ont décidé dès 2014 de lancer le développement d’une nouvelle génération de lanceur : Ariane 6,  dont le tir inaugural a été récemment repoussé à 2021 suite à la crise du Covid-19. Ayant entraîné des retards importants dans l’agenda spatial européen, le lancement initialement prévu pour fin 2020 n’a pas pu être maintenu.

Une guerre des prix menée par un consortium complexe

Cette nouvelle version est indispensable pour que l’Europe garde son accès indépendant à l’espace. Avec Ariane 6, les Européens souhaitent pérenniser la fiabilité qu’on leur reconnaît, tout en proposant un prix particulièrement attractif. C’est principalement cette compétition des prix sur le marché des lancements commerciaux qui a motivé le développement d’une nouvelle fusée. Car en face, des concurrents comme Space X pratiquent des prix particulièrement agressifs et ont, par conséquent, récupéré d’importantes parts de marché. En réponse, Ariane 6 a été complètement repensée afin qu’elle devienne économiquement deux fois plus compétitive qu’Ariane 5. Plus précisément, il s’agirait d’une réduction des prix de l’ordre de 40%. Mais cet effort considérable sur les coûts de développement ne doit en aucun cas se faire au détriment de la qualité et de la fiabilité des technologies. Ce défi industriel a amené les acteurs impliqués à effectuer des changements radicaux dans la production du lanceur. En plus de la mise en place d’une nouvelle organisation industrielle optimisée à l’échelle européenne, les choix des technologies et la conception du lanceur ont été faits en prenant en compte leur contribution à l’abaissement des coûts. Certaines pièces maîtresses comme le nouveau moteur Vulcain 2.1, élément le plus coûteux, ont été entièrement revues. Mais l’innovation principale pour parvenir à cette réduction des coûts est l’utilisation de l’impression 3D. En effet, cette technologie permet également d’accélérer les délais de fabrication. Certaines parties de ce moteur Vulcain qui nécessitait auparavant l’assemblage de beaucoup de pièces peuvent maintenant sortir d’une imprimante 3D en une seule pièce. 

Un autre important facteur d’économie sera l’intégration horizontale d’Ariane 6 (contrairement aux anciennes générations à l’intégration verticale). Autrement dit, cela signifie que ce lanceur sera assemblé allongé, évitant ainsi la construction de bâtiments d’assemblage de très grande hauteur et facilitant l’accès à toutes les parties du lanceur lors de la phase de production. C’est d’ailleurs ce même type d’intégration horizontale qui est déjà utilisée chez des concurrents comme Space X. Derrière ces processus complexes, c’est tout un consortium d’acteurs européens qui est à l’oeuvre pour parvenir à atteindre de telles économies sans trahir la qualité et la fiabilité du lanceur. En effet, même si Ariane reste un programme de l’Agence Spatiale Européenne (en anglais European Space Agency, ESA), c’est ArianeGroup qui est l’autorité de conception et maître d’oeuvre industriel. Cette dernière coordonne près de 600 entreprises industrielles à travers 13 pays européens. Sa filiale ArianeSpace est en charge de la commercialisation et des opérations de lancement du lanceur. Enfin, le CNES (agence spatiale française) est responsable de la construction de la plateforme de lancement à Kourou, en Guyane, et est également l’autorité de sécurité pour les lancements.

Un lanceur polyvalent pour une parfaite adaptabilité au marché

Le marché du transport spatial étant particulièrement incertain, il est nécessaire de produire un lanceur polyvalent. Ariane 6 devra donc répondre à tous types de missions, aussi bien pour les besoins institutionnels des agences et Etats européens, que pour les opérateurs commerciaux de satellites. Pour répondre à ce besoin de polyvalence, cette sixième génération parie sur la modularité grâce à deux configurations disponibles : la version A62 avec deux propulseurs et la version A64 plus puissante avec 4 propulseurs. Par ailleurs, grâce à un système de lancement double, deux satellites pourront être lâchés chacun leur tour sur des orbites différentes grâce à un moteur réallumable. Un système de lancement multiple (MLS Multi Launch Service) a également été imaginé afin d’emporter des éléments de plus petites tailles qui seront placés sous la charge principale. Ces petits objets pourront ainsi bénéficier d’un prix de lancement très compétitif. Permettant l’envoi de 4 à 100 petits satellites à la fois, ce type de lancement multiple est particulièrement adapté à la constitution de constellations de satellites.

Ariane 6 pourra donc effectuer des lancements simples, doubles ou multiples, grâce à ces systèmes adaptés à chaque type de charges et missions. Bien que ces caractéristiques soient particulièrement importantes pour le marché commercial, ce lanceur pourra également répondre aux demandes institutionnelles qui consistent parfois au lancement d’imposants télescopes spatiaux. En outre, les principales faiblesses d’Ariane 5 ont été prises en compte dans la conception de cette sixième génération puisque le moteur de l’étage supérieur sera cette fois-ci bien plus puissant et surtout réallumable. Tout en réduisant drastiquement les coûts, ces innovations ont pour but d’apporter polyvalence, performance et fiabilité à Ariane 6, dans la lignée des lanceurs européens depuis 40 ans. 

Perspectives futures et premières critiques 

ArianeGroup travaille déjà sur les améliorations qui viendront progressivement compléter Ariane 6. En effet, la transformation en cours du marché spatial a créé chez les acteurs du secteur une forme d’attentisme ou de prudence. Car si le lancement de satellites en orbite géostationnaire représente historiquement la majorité de l’activité, il est de plus en plus question d’établir des constellations de petits satellites en orbite basse (comme le projet StarLink). Ces deux types de lancements sont complètement différents et nécessitent des configurations distinctes. C’est la raison pour laquelle de nombreuses innovations devraient être développées en fonction de la direction que prendra le marché. Ce n’est pas anodin si ArianeGroup a constitué une équipe de projet autonome qui travaille directement sur ces prototypes et notamment sur l’intégration de l’impression 3D dans les processus de production. Ces évolutions continueront à contribuer à la réduction des coûts tout en augmentant la performance et la polyvalence d’Ariane 6. 

Mais malgré ces nombreuses promesses, certains observateurs sont d’ores et déjà dubitatifs quant à la viabilité sur le long terme d’Ariane 6 face à ses concurrents. Ces critiques proviennent pour la plupart du fait que ce lanceur ne soit pas réutilisable, au contraire des fusées Falcon 9 ou Falcon Heavy de Space X. En effet, en dépit des nombreuses promesses d’Ariane 6, la conception à usage unique de cette dernière tend à créer beaucoup de déceptions chez ceux qui espéraient voir arriver le même type de technologie qu’outre-Atlantique. Plutôt que de compter sur la réutilisation, ArianeGroup espère donc réduire ses prix grâce à une complète réorganisation de son modèle industriel. Pourtant, au regard de l’évolution du marché et des performances de Space X, la nécessité de prendre le virage de la réutilisation semble inéluctable et devrait finir par arriver. Les acteurs spatiaux européens en sont parfaitement conscients et réfléchissent déjà à l’après Ariane 6. Bien que la réutilisation soit à l’étude en Europe et notamment du côté du CNES, beaucoup rappellent que ce n’est pas si simple comme l’a montré l’échec, à la fois industriel et économique, de la navette spatiale américaine (programme arrêté en 2011). Il faudra sûrement attendre la prochaine génération Ariane 7 pour espérer ainsi voir le premier lanceur réutilisable européen.

Tanguy Doerflinger, étudiant en Master à l’Institut d’Etudes Européennes de l’ULB

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