Entretien avec Teuta Vodo, ancienne vice-ministre de la justice

29 June 2021 /

8 min

Féministe, européenne convaincue et secrétaire internationale du Parti socialiste albanais, Teuta Vodo ne cesse de s’engager pour son pays. Lorsqu’elle était vice-ministre de la Justice en Albanie, elle a œuvré pour lutter contre la corruption et l’égalité des genres. Aujourd’hui, elle nous accorde un entretien pour discuter de la place des femmes dans la société albanaise, des problèmes qu’elles rencontrent et des solutions proposées par les gouvernements dans le domaine de l’égalité des genres.

Depuis la chute du régime communiste en 1991, comment la place de la femme a évolué dans la société albanaise économiquement et politiquement ? 

“L’histoire de la femme albanaise est très particulière car, d’une part, elle a été encadrée dans les structures classiques traditionnelles de la société albanaise et, d’autre part, elle a été un pourvoyeur constant de revenus en ne restant jamais femme au foyer. En effet, pendant le régime communiste, les femmes, sans distinction, travaillaient et touchaient le même salaire que les hommes. Les années 1990 ont été un bouleversement pour l’ensemble de la société. Premièrement, il y a eu une forte émigration d’Albanais vers l’Italie et la Grèce, et un taux de chômage très élevé. Les femmes se sont retrouvées de suite femmes au foyer, car beaucoup d’entre elles ont perdu leur emploi.

Ensuite, au niveau institutionnel, dans les années 1990, il y avait peu de femmes engagées en politique, contrairement aux hommes qui étaient très bien représentés au gouvernement. Il n’y avait pas encore de quotas obligatoires, contrairement à la situation actuelle. On voyait des hommes diriger la vie politique et économique. Avec le Parti socialiste au pouvoir [depuis 2013], le Gouvernement a mis l’accent sur l’égalité des sexes. Nous le voyons dans les statistiques et les pourcentages  au gouvernement et au parlement. Par exemple, au cours de ce mandat [actuel], 35% du Parlement est composé de femmes et une personne sur deux au gouvernement est une femme. Même au niveau des institutions et des agences clés, de nombreuses femmes ont exercé des fonctions de direction et ont laissé leur empreinte. En général, je trouve les femmes plus efficaces, plus concentrées et plus pragmatiques, notamment en raison de leur situation discriminatoire.

En 2019, l’ONU pour les femmes a classé l’Albanie parmi les cinq premiers pays au monde dont les cabinets sont les plus équilibrés en termes de genre, avec huit femmes sur quinze ministres. Cela représente un grand succès pour 

le Parti socialiste. En revanche, je constate que nous devons renforcer la qualité de cette contribution du rôle des femmes dans ces institutions, car les préjugés existent toujours. Il y a beaucoup de questionnements sur leur rôle. Malheureusement, les mêmes questions ne sont pas posées aux hommes. Pour les mêmes études, ou les mêmes années d’expérience, les femmes et les hommes sont jugés différemment.”

Pouvez-vous nous parler d’une politique sur l’égalité des genres que vous avez aidé à mettre en place lorsque vous étiez au gouvernement?

“Les succès ont été nombreux mais je peux mentionner un point sur lequel le ministère de la Justice a déployé beaucoup de son attention. Dans le cas de l’égalité des sexes, de manière indirecte, nous avons pu mettre en œuvre une loi concernant les titres de propriété. C’est l’un des grands défis en Albanie et aussi dans les anciens pays communistes, à cause de la collectivisation des terres ou les anciens propriétaires réclament leurs domaines.

Nous avons voulu nous concentrer sur l’aspect économique, car très souvent ces femmes ont besoin de ressources pour vivre et sont souvent contraintes de rester dans une maison avec leur mari et leur partenaire. Jusqu’à récemment en Albanie, dans un couple, seul l’homme était déclaré propriétaire, le soi-disant “chef de famille”.  Désormais, la législation exige que les deux conjoints soient inscrits en tant que propriétaires.”

En Albanie et comme dans beaucoup d’autres pays, la société est violente envers les femmes. Les violences conjugales et le patriarcat sont de véritables fléaux pour les femmes. Lorsque vous étiez au gouvernement, quelles ont été vos actions pour lutter contre cela ?

“De nombreuses femmes sont victimes de violences domestiques. Une des difficultés est que lorsque les femmes dénoncent un homme violent, elles subissent des pressions pour mettre fin à la plainte. Nous avons voulu sensibiliser les gens pour que les dénonciations soient suivies d’effets. La pandémie a également augmenté la violence domestique car chaque fois que les hommes sont à la maison, le nombre d’incidents violents augmente. Mais de nombreuses institutions s’en occupent. Il y a notamment un bureau de coordination entre trois ministères, l’Intérieur, la Justice et la Santé. Ce bureau est géré au niveau national, de sorte que lorsqu’une victime signale un cas de violence, elle peut bénéficier d’une assistance pour se réinstaller ailleurs. Entretemps, la police recueille des informations pour poursuivre le dossier. Cela n’a pas toujours été une opération facile. D’autres acteurs tentent d’apporter leur aide, comme les ONG, mais la collaboration est souvent limitée.”

Comment voyez-vous la société albanaise à l’égard des femmes ?

“La société albanaise est avant tout une société, que je qualifie de méditerranéenne, classique, traditionnelle, où les femmes et les hommes ont un rôle distinct. Aujourd’hui encore, la génération de mes grands-parents fonctionne comme ça. Il n’en va pas de même à la campagne, dans les petits villages où le rôle des femmes est parfois plus traditionnel.  Et cela peut aussi changer en fonction de l’endroit où vous vous trouvez. Si nous parlons de Tirana [la capitale], cela peut être vrai.  D’un autre côté, le régime communiste encourageait les femmes à exercer un métier. On oublie souvent le rôle très actif des femmes albanaises dans la société.”

Les traditions restent encore importantes dans la société albanaise et peuvent parfois peser sur les épaules des femmes. Une pourtant est traditionnellement propre aux hommes, celle du Kanun, une coutume de vendetta particulièrement violente. Pourtant elle peut aussi venir impacter la vie des femmes, comment ?

“Cela ne touche pas uniquement les femmes, cela concerne tout le monde. Quand il y a une vendetta, les hommes restent à la maison et ce sont les femmes qui doivent travailler pour rapporter de l’argent à tous les membres de la famille. De ce point de vue-là, cela les affecte parce qu’ils sont aussi soumis à une lourde charge. Les femmes ne sont pas les cibles  des vendettas, en général. Je n’ai eu connaissance que de quelques cas, mais c’étaient des exceptions.”

Maintenant, j’aimerais aborder un sujet sensible en Albanie, celui de la traite d’êtres humains et de la prostitution forcée. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

“C’est une histoire douloureuse de la transition albanaise. Il y avait une importante émigration vers la Grèce à cette période, c’était un peu l’inconnu jusqu’en 1994. Pendant les premières années, le public n’avait pas été informé de ce que représentaient l’Occident et les autres pays européens. Par conséquent, oui, beaucoup de personnes ont été trompées et abusées. La police italienne a appelé cela la “stratégie de l’amour”, ce qui signifie qu’ils [les trafiquants] mariaient les jeunes filles et leur promettaient de partir vivre à l’étranger. Cependant, une fois sur place, ils les vendaient. Il y a eu de très nombreuses victimes, malheureusement. Cela reste l’une des histoires tristes de la transition albanaise.

Ce que je souhaiterais voir aujourd’hui, c’est une plus grande prise en compte de ce drame. Je trouve que pour pouvoir guérir de ce traumatisme, il faut en faire mention.  On ne peut pas avancer si on n’en parle pas, si on ne l’enseigne pas. C’est aussi un geste pour toutes les victimes qui ne sont plus là.”

La société albanaise préfère oublier car les premières victimes étaient des femmes « peu reconnues » ?

“Oui, c’est vrai que les premières victimes étaient des femmes issues de familles peu fortunées et peu aisées qui ne pouvaient pas bien les protéger. Il n’y avait pas de moyens de communication comme maintenant, donc on ne savait pas ce qui se passait à l’époque. Les cibles étaient principalement des filles qui ne venaient pas de familles influentes. Cependant, la raison principale est le refus de regarder en arrière.”

Quel a été la place de la femme dans les discours et dans les programmes politiques des partis pour les élections législatives albanaises qui se sont déroulées en avril 2021 ?

“Tout d’abord, dans les candidatures de la liste du parti, près de la moitié furent des femmes. Elles ont été au premier rang, dans les débats télévisés, et très actives dans les campagnes électorales  d’avril 2021 . Les chiffres ont indiqué une nette croissance de la participation des femmes à la vie politique et dans les autres domaines publics. Les femmes représentent 60% de la direction de l’administration albanaise. Désormais, la qualité de l’influence politique de ces femmes dans ces institutions est soutenue mais doit augmenter.

Dans l’agenda politique, l’accent est placé sur les salaires et leur condition dans le secteur privé. Plusieurs parlementaires du parti socialiste ont évoqué les défis des jeunes mamans comme le congé de maternité sur le marché du travail.”

Lors du dernier Conseil et de stabilisation et d’association entre l’UE et l’Albanie [1 mars 2021], en vue de la future adhésion, Bruxelles a félicité le gouvernement sur les avancés dans le domaine de la lutte contre la corruption et l’Etat de droit, mais peu d’éléments concernant l’égalité des genres ont été mentionnés. Est-ce un domaine qui peut influencer le processus d’adhésion ?

“L’UE a toujours été un moteur pour l’égalité des genres dans de nombreux secteurs, et pas seulement pour les quotas. Ils ont beaucoup investi en Albanie pour que les femmes soient reconnues comme des protagonistes actifs dans la communauté. Mais il est vrai que dans le rapport du Conseil européen, la condition des femmes n’est pas la plus grande préoccupation de l’UE. D’une part, nous n’avons pas de problèmes majeurs comme d’autres pays. Le principal focus de l’UE est l’amélioration de L’Etat de droit.”

Pour conclure, souhaitez-vous faire des dernières remarques ?

“À mon avis, il y a encore un manque de compréhension de ce qu’est l’égalité des sexes. Nous avons réussi à obtenir les quotas et à être représentées au niveau institutionnel dans presque tous les secteurs. A ce sujet, le Premier ministre [Edi Rama] a beaucoup renforcé la place des femmes dans la société et même dans la vie quotidienne.

Mais ce n’est pas encore suffisant. La bataille continue car dans les esprits, il doit rester la conviction que les femmes, malgré les choix différents (de hauts fonctionnaires à mère de famille à temps plein) devront toujours être soutenues et considérées par les institutions mais également par la société comme de véritables contributrices dans une société encore conventionnelle.”

[Cet article est paru dans le numéro 34 du magazine]

Share and Like :