Développer la solidarité entre Etats européens: une renaissance par les Eurobonds ?

26 May 2020 /

5 min

Développer la solidarité entre Etats européens : une renaissance par les Eurobonds ?

            Pour Peter Altmaier, ministre allemand de l’économie, ce n’est rien de moins qu’une idée « revenue d’entre les morts ». Et pourtant ce n’est pas un songe : la question des eurobonds a bel et bien fait son retour sur la scène politique. Que ce soit à travers l’appel de neuf Etats-membres de la zone Euro en faveur des ‘coronabonds’ ou la récente initiative franco-allemande faisant écho à ces mêmes préoccupations, la question de la dette européenne est aujourd’hui incontournable.

            Le choc engendré par la crise sanitaire liée au Covid-19 a généré des contraintes significatives pour nos économies. Préserver la santé des populations, soutenir les secteurs et entreprises durement touchés par le confinement et donc l’arrêt de leurs activités nécessitent une concentration de moyens budgétaires pour le moins inattendue. En effet, les financements publics extraordinaires auxquels on peut ajouter une baisse importante de la croissance et une diminution des recettes posent aux Etats européens un certain nombre de questions quant à la pérennité de leurs budgets. Cet enjeu a rapidement fait l’objet d’une attention particulière et il est vite apparu qu’une certaine solidarité entre pays européens devrait être mise en place afin de limiter les effets négatifs de la crise. C’est dans cette optique que neuf pays membres de l’Eurozone se sont associés le 25 mars dernier afin de faire entendre leur voix, en militant pour l’introduction de ‘coronabonds’, nécessaires selon eux au financement du retour à la normale de nos sociétés. D’une manière similaire, la récente initiative franco-allemande promouvant la création d’un fonds européen de relance aborde des problématiques analogues. Simplement, si l’appellation de ‘coronabonds’ peut sembler neuve, elle n’est en réalité qu’une légère variante des ‘eurobonds’, ce projet d’obligations européennes communes dont l’implémentation avait déjà fait débat au lendemain de la crise financière de 2008. 

            Ce n’est donc pas un débat nouveau et revenir aujourd’hui sur la question des eurobonds peut sembler futile tant les discussions européennes des dernières semaines ont été accaparées par elle. Il semble néanmoins qu’il faille injecter un peu de temps long là où la précipitation politique et le tourbillon médiatique ont pu perdre le citoyen lambda. Car si beaucoup aujourd’hui en discernent les contours, peu en saisissent réellement la teneur. C’est bien à cela qu’il semble falloir remédier.

Vers la supranationalisation des mécanismes d’endettement ?

            Actuellement, chacun des 19 Etats membres de l’Eurozone dispose librement de sa dette. Cela signifie que chacun d’eux émet ses propres obligations, c’est-à-dire des titres de dette auxquels des investisseurs peuvent souscrire. Émettre des obligations constitue donc pour les Etats un moyen de financer leurs déficits. Il se trouve cependant qu’à chacun de ces bonds correspond un taux d’intérêt particulier dont chaque Etat est redevable à ses créanciers, qu’ils soient publics ou privés. Et c’est bien sur cela que sont fondées les apparentes disparités au sein de l’Union. Car si les obligations sont émises en euros, les garanties qui leur sont attachées sont elles, nationales. De cette manière, les taux varient de manière à refléter la fiabilité d’un pays donné, c’est-à-dire sa capacité à honorer les dettes qui le lient à ses créditeurs. Un Etat dont l’équilibre des finances publiques et la rigueur budgétaire peuvent passer pour douteux bénéficiera ainsi de taux d’intérêts moins intéressants qu’un autre apostillé de manière favorable par les agences de notation.

            Pendant longtemps, l’Eurozone a vu les taux d’intérêts liés aux obligations de ses Etats-membres converger à la baisse. Elle était en effet considérée comme un tout, uniforme et indissociable, en laquelle les investisseurs pouvaient avoir confiance. L’Allemagne bénéficiait ainsi de taux similaires à ceux des pays méditerranéens. Les différentiels s’avérant minimes voire négligeables, ces derniers profitaient donc d’une capacité d’emprunt améliorée. La crise financière de 2008 et plus encore la crise des dettes souveraines qui lui a succédé ont cependant mis à l’épreuve l’intégrité même de la monnaie unique. Les investisseurs comprirent rapidement qu’à chaque Etat correspondait des réalités politiques et économiques différentes, et qu’une solidarité fiscale entre les pays européens n’existait pas réellement. Les risques pris par les investisseurs ne s’avérant plus les mêmes, il n’était donc plus envisageable d’attribuer des taux uniformes à tous. Ceux-ci se mirent donc à diverger, entraînant de facto les Etats du sud, les plus endettés et donc les plus touchés par la crise, dans une situation d’autant plus grave.

            Les eurobonds sont donc tout simplement un mécanisme qui permettrait aux Etats européens de disposer, comme ils pouvaient le faire avant la crise, d’un taux uniformisé. Néanmoins, présenter ainsi les eurobonds reviendrait à occulter la diversité des vues quant à leur mise en oeuvre. Garantie partagée ou totale, agence nouvelle ou institution existante, cohabitation ou non avec les obligations nationales : les possibilités sont immenses. Toutes cependant tendent vers un optimum caractérisé par une mise en commun totale et absolue des mécanismes d’endettement nationaux. Parler d’eurobonds, c’est donc parler ni plus ni moins de la mutualisation des dettes au sein de l’Eurozone. En effet, instaurer des obligations européennes impliquerait de mettre en commun les dettes des différents pays membres de la zone. Le taux d’intérêt résulterait donc d’une moyenne des taux auxquels chaque pays a droit aujourd’hui. Il est donc fort probable que, si certains bénéficient de taux plus avantageux, d’autres les voient augmenter. C’est une nouvelle forme de solidarité européenne, une solidarité fiscale dirons-nous. Les garanties nationales passeraient à la trappe et laisseraient leur place à une seule garantie européenne unifiée. Chacun des États-membres garantirait donc l’ensemble de la dette générée par ses partenaires et lui-même. En cas de défaillance de l’un, les autres garantiraient donc les paiements, assurant une plus grande fiabilité pour les investisseurs. Dans cette optique, ce serait l’Union européenne qui emprunterait pour ses membres, ordonnerait le remboursement de la dette et distribuerait aux Etats la somme dont ils ont besoin.

Entre rejets catégoriques et soutiens indéfectibles

L’échiquier politique actuel diffère somme toute assez peu de l’ancien. D’un côté, les Etats européens du sud tels que l’Italie et l’Espagne restent favorables à l’implémentation d’un instrument commun de dette. D’un autre côté se trouvent les Etats du nord, aussi dits frugaux, qui se refusent à tout système de ce genre. Parmi eux, les néerlandais et les allemands sont historiquement ceux dont la voix a été la plus tranchée. Il ne faut d’ailleurs pas s’en étonner car ces pays disposent de taux parmi les plus avantageux d’Europe. Ils n’attribuent cependant à cela qu’une simple cause : la discipline fiscale et budgétaire dont ils font preuve depuis des années. Pendant longtemps, leur message aux Etats favorables a été clair : s’ils souhaitent disposer de taux similaires aux leurs, il ne leur reste plus qu’à appliquer la même rigueur. D’autant plus qu’au delà de ces positions de principe, c’est bien du mécanisme même dont ces pays doutent. En effet, instituer un taux commun reviendrait, dans la majorité des cas, à établir une moyenne de l’ensemble des taux dont disposent aujourd’hui les Etats européens. Il en résulterait donc deux catégories de pays : ceux dont le taux se serait amélioré (les Etats du sud) et ceux dont le taux se serait gâté (les Etats du Nord). Le résultat est donc perçu par ces derniers comme injuste et inéquitable puisque certains pays, n’ayant peut-être pas suivi la même rigueur budgétaire, profiteraient des efforts effectués par d’autres. Par ailleurs, d’aucuns craignent aussi que le manque potentiel d’effet signalétique exercé par les marchés financiers ne facilite l’avènement d’un ‘aléa moral’. Car si un pays n’est pas exposé aux risques qu’il prend, pourquoi n’en prendrait-il pas davantage ? La possibilité d’une augmentation des dépenses et d’un manque de discipline fiscale pourrait donc in fine résulter en l’augmentation des taux d’intérêts pour l’ensemble des partenaires. L’opposition des pays frugaux n’est donc pas, comme on peut le voir, qu’une position purement idéologique.

Le renouveau serait-il proche ?

Il est fort peu probable que l’épidémie de Covid-19 résulte en la mutualisation totale des dettes telle que présentée dans cet article. Néanmoins, ainsi que Thomas Piketty, économiste de renom, l’a fait remarquer lors d’une récente interview donnée à Politico, les divisions existant aujourd’hui au sein de l’Eurozone ne devraient pas décourager les pays favorables à l’introduction d’eurobonds. Au contraire, ce dont les Etats ont le plus besoin aujourd’hui et cela, d’autant plus en temps de crise, c’est de stabilité dans leurs taux d’intérêts. L’on pourrait donc imaginer un certain nombre d’Etats européens s’associant, indépendamment de l’architecture européenne actuelle, afin de promouvoir leur intégration fiscale en introduisant un taux d’intérêt commun. Bien que cette perspective masque l’accentuation d’une Europe à géométrie variable, une mutualisation limitée permettrait aux Etats le désirant de surmonter les divisions existant au sein de l’Eurozone et d’accéder au niveau d’intégration fiscale dont ils ont besoin aujourd’hui. Il semble cependant que l’introduction d’eurobonds aille dans bien des cas de pair avec un renforcement des règles budgétaires et de contrôle, contrepartie d’une plus grande solidarité entre les peuples européens. Sans cela, les craintes allemandes pourraient là trouver leur justification.

Paradoxalement, il semble cependant que la crise sanitaire ait eu raison des réticences allemandes quant à la possibilité d’emprunter de manière collective. En effet, le plan de relance présenté récemment par le couple franco-allemand fait indiscutablement référence, bien que le terme tant redouté d’eurobonds ait été soigneusement évité, à l’émission d’obligations au nom même de l’Union européenne. Brièvement, si les propositions franco-allemandes venaient à être exécutées telles qu’elles ont été énoncées, il serait mis en place un fonds de 500 milliards d’euros financé par une dette émise au nom de l’Union et garanti par l’ensemble de ses membres. L’on pourrait voir dans cet emprunt commun une forme particulièrement aboutie de mécanisme commun d’endettement. Néanmoins, plusieurs objections peuvent sans doute être élevées à cet égard. D’abord, le fonds proposé ne serait que de nature temporaire. Il n’est en effet pas destiné, du moins sur base de ce que les discours ont pu nous apprendre, à se fondre dans l’ensemble des instruments ordinaires de l’Union européenne. Ensuite, en tant qu’instrument temporaire, celui-ci répond à une situation extraordinaire. Il résulte donc de sa mise en oeuvre une gestion précisément ciblée des ressources qui lui seraient allouées. Celles-ci n’auraient pour tout autre but que de subventionner les pays et les secteurs gravement atteints par la pandémie. Il n’en faudrait pas pour autant verser dans un pessimisme acerbe. L’idée même exprimée par la France et l’Allemagne que l’Union européenne puisse, au nom de ses Etats-membres, emprunter tant d’argent sur les marchés financiers constitue en soi un moment historique. La mise en oeuvre d’un tel projet ouvrirait dans tous les cas des portes vers l’élaboration de mécanismes d’endettement plus poussés et une plus grande intégration fiscale. Seulement, il faudra pour cela venir à bout des craintes d’autres pays tels que l’Autriche, le Danemark et la Suède qui, au contraire de l’Allemagne, ne s’en sont pas soustraits. L’accord de l’ensemble des Etats-membres sera nécessaire pour instaurer un tel plan de relance. Il va sans dire que les discussions seront difficiles et qu’il est tout sauf certain qu’un acte politique si fort trouve ici une fin favorable.

            Plus que de discours, c’est d’une solidarité par les faits, continue et indéfectible, dont l’Europe a besoin aujourd’hui. Par delà les réalités économiques, le meilleur moyen pour renforcer la cohésion européenne ne serait-il pas d’affirmer encore le fait que nous sommes un tout, uni et solidaire, sur lequel chacun peut se reposer ? Aujourd’hui, l’Allemagne a bien compris que l’Europe ne pouvait se permettre de répéter les erreurs du passé. Elle ne peut se permettre d’être pour ses Etats-membres l’organe froid et distant qu’elle a pu, à son corps défendant, représenter dans sa gestion de la crise des dettes souveraines. Sans une véritable solidarité fiscale entre Etats européens, de nouvelles fractures pourraient émerger au sein d’une Europe déjà fragilisée. Renforcer l’intégration fiscale est par conséquent l’intérêt de tous.

            Penser les eurobonds, c’est donc penser ni plus ni moins le partage des fardeaux en Europe. C’est permettre aux Etats en difficulté de bénéficier de taux d’emprunt favorables, maintenus bas par une garantie européenne conjointe. C’est par un partage accru des risques, dont fait défaut l’Europe aujourd’hui, que l’on améliorera sa stabilité à long-terme et sa capacité à investir, à se développer, à se protéger. Offrir une garantie conjointe, mutualiser les mécanismes d’endettement, ne serait-ce qu’en partie, offrirait à l’Union Economique et Monétaire un morceau du support fiscal nécessaire à son fonctionnement optimal. Que ce soit aujourd’hui ou demain, la question des eurobonds ne peut être mise au placard. Là repose en effet l’avenir des peuples européens.

Maxime Henrion est étudiant en première année de Master en études européennes à l’Institut d’Etudes Européennes de l’Université libre de Bruxelles.

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