Dérives et opportunités: face aux «géants de la tech», L’UE affine sa stratégie numérique

27 January 2021 /

8 min

A l’heure de la révolution numérique, il est primordial que l’Union européenne mesure les enjeux et défis que représente ce secteur en constante évolution. D’un côté, une refonte des régulations et un meilleur encadrement des géants du numérique semble indispensable. De l’autre, il n’est pas question d’oublier les opportunités offertes car les enjeux sont nombreux. Retour sur la stratégie numérique de l’UE.

Nous devons faire de la décennie qui s’ouvre la décennie numérique de l’Europe » déclarait Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, lors de son discours sur l’état de l’Union le 16 septembre dernier. De nos jours, le numérique se retrouve dans toutes les facettes de notre vie, y compris les plus anecdotiques. Consciente des enjeux que soulève ce secteur, l’Union européenne souhaite plus que jamais réguler et investir l’espace numérique.

Sur la scène internationale, l’Europe semble bien en retard face aux géants du numérique qui sont tous étrangers. Si les plus médiatisés restent les américains surnommés les « GAFA » (acronyme de Google, Apple, Facebook et Amazon), ces dernières années ont vu l’émergence de leurs homologues chinois surnommés les « BAXT » (acronyme de Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Le quasi monopole de ces entreprises étrangères posent de nombreuses questions, notamment éthiques et sécuritaires: gestion de nos données personnelles, diffusion de contenus illicites, faible participation fiscale malgré des revenus faramineux etc. Ces dérives associées à la présence grandissante du numérique et aux opportunités qui en découlent ont amené la Commission européenne à faire de celui-ci l’une de ses grandes priorités, et ce avant tout dans l’intérêt de l’Union.

Le Digital Service Act : contrôle et responsabilisation

Très attendu, le projet de règlement sur les services numériques nommé Digital Services Act (DSA) a été présenté très récemment à la mi-décembre. Il s’agit d’un ensemble de mesures visant à mieux réguler et encadrer les entreprises actives en Europe. Il viendra remplacer l’actuel cadre juridique sur lequel sont basées les différentes activités numériques. Celui-ci est devenu complètement dépassé puisqu’il s’agit de la directive sur le commerce électronique datant de 2000, époque où ni Facebook ni Youtube n’existaient et où Google en était encore à ses prémisses. Cette directive ne peut donc plus répondre au marché actuel, sans compter que ce sont principalement ces entreprises devenues géantes qui sont dans le viseur de l’UE. Un point clé de cette nouvelle législation sur les services numériques est de mieux responsabiliser les plateformes vis-à-vis des différents contenus qui y sont partagés.

Les dérives sont particulièrement d’actualité car Internet est de plus en plus régulièrement montré du doigt comme étant une zone de non-droit où fake-news, menaces, appels à la haine et contenus illicites sont diffusés et partagés. Cette législation devrait permettre d’établir des règles claires et strictes afin de mieux définir la responsabilité des différentes plateformes. L’UE espère ainsi renforcer le marché unique en proposant une seule et unique règle à l’échelle des 27 États membres. Il est également prévu que les plateformes puissent plus facilement identifier les internautes partageant des contenus signalés (même sous anonymat). Le DSA sera accompagné d’un deuxième projet de règlement sur les marchés numériques appelé Digital Markets Act (DMA) qui visera à renforcer les règles européennes de concurrence, trop souvent ignorées par les géants du numérique qui se sont déjà vus infliger des amendes record pour abus de position dominante. Bien que le contenu final de ces deux règlements ne soit pas encore fixé, une série de sanctions devraient voir le jour, allant de pénalités financières à une possible exclusion de l’entreprise du territoire européen. Il faudra maintenant attendre de longs mois afin que ces deux projets puissent être négociés par les nombreux acteurs concernés.

La taxe GAFA, toujours dans l’impasse

Le manque d’harmonisation fiscale au niveau européen a eu pour conséquence de normaliser les pratiques de dumping fiscal, amenant de nombreuses sociétés du numérique à s’installer dans des pays à faible taux d’imposition comme l’Irlande ou le Luxembourg. En effet, la politique fiscale demeure une compétence nationale permettant ainsi aux Etats d’user de leur fiscalité pour créer un environnement favorable et attirer les entreprises internationales. C’est la raison pour laquelle les sièges européens de Google ou Facebook se trouvent à Dublin et celui d’Amazon au Luxembourg. Mais pourquoi le fait d’installer leur siège dans des pays dits « paradis fiscaux » leurs permettent-ils de payer de très faibles impôts dans d’autres pays européens où ils sont également actifs ? La raison est surprenante : comme ces entreprises proposent des services dématérialisés à travers Internet, cela leur permet de baser leur siège dans un pays différent de celui où se trouvent les utilisateurs.

Autrement dit, ces entreprises paient la majorité de leurs impôts là où elles sont présentes physiquement parlant (où elles emploient le plus de personnes par exemple). Afin de remédier à cette faille, la Commission européenne avait proposé dès 2018 un projet de taxe sur les services numériques visant à harmoniser ces règles mais celui-ci n’a jamais pu se concrétiser. Cela est notamment dû au processus décisionnel de l’UE car ce domaine nécessite un vote à l’unanimité où chaque pays membre dispose d’un droit de veto. Les pays tirant avantages de cette situation comme l’Irlande ou le Luxembourg ont toujours opposé leur veto, créant ainsi ce blocage. Dans l’impasse, l’UE s’était ensuite tournée vers l’OCDE, espérant la négociation d’une taxe plus juste au niveau mondial mais celle-ci n’a pour l’instant rien donné. Impatiente sur ce sujet, la France semble faire cavalier seul puisqu’elle a dernièrement voté son propre projet de taxe GAFA malgré les menaces commerciales des USA. Notons que la crise actuelle du Covid-19 pourrait remettre le projet européen de taxe GAFA sur le devant la scène puisque les chefs d’Etat cherchent maintenant à trouver des solutions quant au remboursement futur du très coûteux plan de relance annoncé par l’UE.

Cybersécurité et protection des données

La gestion des données personnelles et les différentes questions de protection, de vie privée et de cybersécurité qui en découlent demeurent un sujet prédominant. L’entrée en vigueur en 2018 du règlement général sur la protection des données (RGPD) avait permis à l’Union européenne de s’ériger en tant que pionnière sur ces questions. Ce règlement avait largement renforcé la transparence des plateformes numériques vis-à-vis de leur usage des informations à caractère personnel. Cela a notamment introduit un droit à la probabilité (permettant à tout utilisateur de récupérer ses informations) ainsi qu’un droit à l’oubli. Ce texte est considéré au niveau mondial comme une référence en la matière et s’applique aussi bien aux sociétés européennes qu’aux acteurs étrangers proposant leurs services sur le sol européen (comprenant ainsi les GAFA et BAXT).

Portée par le succès de cette directive, il semblerait que la Commission européenne souhaite aller plus loin en réfléchissant à la création future d’un important « cloud » européen. Aujourd’hui, la majorité des données récupérées chez les utilisateurs européens sont stockées dans des centres de données (dits « data center ») appartenant à des entreprises étrangères. Il serait donc particulièrement stratégique de pouvoir stocker ces données sensibles dans une structure proprement européenne car cela concerne autant des questions de protection de la vie privée que des exigences de sécurité, de sûreté et d’éthique. Cela est d’autant plus pertinent lorsque l’on sait qu’un reproche récurrent émis à l’encontre des GAFA est leur manque de transparence sur l’utilisation des données qu’ils récupèrent. Le scandale Facebook-Cambridge Analytica qui a révélé le recueil par la société Cambridge Analytica des données de dizaines de millions d’utilisateurs afin d’influencer les intentions de vote lors de divers évènements (notamment le Brexit et l’élection de Trump) n’avait fait que renforcer la méfiance à l’égard de ces plateformes.

Une stratégie numérique pour l’UE

Face au quasi-monopole et aux activités invasives des entreprises étrangères, la Commission européenne présidée par Ursula Von der Leyen s’est orientée vers la stratégie suivante : acquérir une autonomie stratégique ainsi qu’une souveraineté numérique. Le numérique a même été présenté comme étant l’une des trois grandes priorités de la Commission européenne avec le climat et l’économie. Par sa stratégie numérique, l’UE cherche principalement à protéger les intérêts de l’Union. Cela passera certes par une meilleure régulation et un contrôle renforcé mais également par de plus grands financements. Le programme Digital Europe prévoit ainsi près de 8,2 milliards d’euros dans le prochain cadre financier pluriannuel de l’UE (2021-2027). Ce dernier devrait aider l’UE à accompagner les grandes évolutions et innovations à venir.

Parmi les grands axes de la politique numérique voulue par la Commission européenne se trouvent l’exploitation des données et l’intelligence artificielle. Sur ce sujet, l’Union européenne souhaite construire un leadership, aussi bien en termes de développement que de recherche, afin de préserver sa souveraineté technologique. Admettant que l’UE n’a pas su créer de géants du numérique puissants, la présidente de la Commission européenne ne souhaite pas réitérer ces erreurs en investissant massivement dans les technologies émergentes telle que l’intelligence artificielle. Plusieurs fois, l’importance de celle-ci pour l’avenir du secteur a été mentionnée par la Commission. La mise en place de cette stratégie numérique ambitieuse sera principalement commandée par Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur et Margrethe Vestager, vice-présidente de la Commission européenne et commissaire européen à la concurrence. Les financements nécessaires viendront en partie des milliards alloués au programme Digital Europe. De manière générale, la Commission tient ainsi à créer un environnement juridique et technologique propice à l’innovation européenne.

Tanguy Doerflinger, Master 2 Etudes européennes

Cet article est paru dans le numéro 33 du magazine.

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