Delyan Peevski plie la presse Bulgare

17 March 2021 /

5 min

Lorsqu’on parle de liberté de la presse en Europe, la Hongrie nous vient à l’esprit. Et pourtant, c’est bien la Bulgarie le mouton noir de l’Union européenne.  111ème sur 180 pays étudiés dans le dernier classement de Reporters sans Frontière sur la liberté de la presse dans le monde, la Bulgarie a connu une descente aux enfers incessante depuis 2013. 

Placé à la 35e place lors de son entrée dans l’Union européenne en 2007, le pays était alors au coude à coude avec la France. Depuis, corruption et collusion entre médias, portés par les politiques et oligarques, n’ont cessé de gangréner la presse dans ce pays des Balkans. Depuis plus de dix ans, on ne compte plus les atteintes à la liberté de la presse en Bulgarie : agression de l’animatrice télé Lyuba Kulezic en pleine rue en 2013, menaces contre le journaliste Viktor Nikolaev par un député en 2017, assassinat de la journaliste Viktoria Marinova en 2018, quelques jours après avoir parlé à la télévision de fraudes aux fonds européens par des hommes d’affaire et des élus. Et on peut en énumérer encore beaucoup, comme la non-distribution du magazine satirique Pras Pres en 2018 ou la procédure judiciaire lancée par le gouvernement contre le journaliste Atanas Tchobanov après ses révélations sur la corruption en 2019…  D’après une enquête menée par l’Association des journalistes européens, 92% des journalistes bulgares estiment que les ingérences dans leur travail sont affaire courante et qu’une forte autocensure existe dans les médias. « Les attaques physiques et les menaces de mort de groupes mafieux contre des journalistes sont fréquentes », dénonce également Reporters sans Frontières.

Delyan Peevski, oligarque et magnat de la presse

Delyan Peevski. Si l’on devait ne retenir qu’un nom, ce serait celui-ci. Oligarque bulgare, leader dans la production de cigarettes, député, il a un quasi-monopole de la distribution de la presse écrite. A travers le groupe New Bulgarian Media Group, Delyan Peevski contrôle la distribution de 80% des médias et n’hésite pas à intervenir lorsqu’une publication ne lui plait pas. Cela s’est notamment vu en 2018, lors du lancement de la nouvelle revue satirique Pras Pres, le « Charlie Hebdo » bulgare. Le jour de la sortie du journal, les dessinateurs se sont rendu compte que leur journal n’avait en réalité jamais atteint les points de vente. Le distributeur avait tout simplement refusé de prendre en charge le titre. « Plus de 90% de nos exemplaires ont été stockés quelque part », s’énerve le journaliste Ivan Bakalov auprès du Courrier des Balkans. « À peine quelques dizaines ont été livrés, surtout dans des endroits ou peu de gens seraient attirés par ce type de presse ». Mais le député bulgare ne s’arrête pas là. Depuis 2007, il n’a cessé de racheter des médias nationaux pour se construire un véritable empire à travers le groupe médiatique de sa mère, Balkan Media Company. En 2013, il contrôlait six des douze plus grands médias de presse écrite selon The Economist, dont le Telegraph et le Monitor, les deux journaux quotidiens en Bulgarie. Depuis, il n’a cessé d’étendre son influence dans d’autres médias, notamment en prenant le contrôle de la troisième chaîne de télévision, du journal Politika, et de quelques sites d’informations comme Blitz.  Officiellement, Delyan Peevski n’a aucune responsabilité dans cet empire médiatique mais il n’hésite pas à parler de « ses médias » dans les interviews qu’il donne. Avec une telle influence sur l’opinion publique, l’oligarque bulgare utilise les médias pour servir ses intérêts. Leader régional dans la production de cigarettes, il n’hésite pas à lancer des campagnes de harcèlement contre les journalistes qui s’intéressent d’un peu trop près à ses affaires. Ce fut le cas pour les journalistes du site internet Bivol, après publication d’une enquête sur la contrebande de cigarettes à grande échelle, orchestrée par l’homme d’affaire bulgare.

L’union européenne incompétente

Si on ajoute à cela un financement de la presse très peu transparent, des attaques physiques régulières envers les journalistes et des menaces de mort fréquentes, la Bulgarie se place logiquement en queue de peloton dans le classement annuel de la liberté de la presse dans le monde. Mais que peut faire l’Europe face à cela ? Les principales institutions européennes ne sont absolument pas armées pour faire face aux violations de la liberté de la presse au sein de l’Union. Si les attentes sont importantes lorsque les pays se portent candidats pour entrer dans l’Union européenne, aucun garde-fou n’existe ensuite pour s’assurer que ces attentes continuent à être respectées. Comme on le voit avec la Bulgarie, une fois le pays membre de l’Union, plus rien ne l’empêche de faire marche arrière. Pour le Comité pour la protection des journalistes, Bruxelles devrait mettre la barre plus haut au moment de l’adhésion si aucun mécanisme de contrôle n’est mis en place par la suite.

En 2018, l’Union des éditeurs bulgares a publié un livre blanc sur la liberté des médias, dans lequel ils dénoncent la concentration des médias et des réseaux de distribution entre les mains de Delyan Peevski. Ils accusent également le gouvernement de favoriser les médias allant dans son sens à travers des subventions inégalement réparties. Dans ses conclusions, le Livre blanc appelle à une intervention directe des institutions européennes pour lutter contre les monopoles, améliorer la transparence du fonctionnement et du financement des médias et protéger la liberté de la presse. Plus précisément, l’Union des éditeurs demande à la Commission européenne d’envoyer des observateurs indépendants, notamment des procureurs internationaux pour examiner l’ensemble des accusations et des enquêtes préliminaires dont font l’objet les journalistes et les éditeurs en Bulgarie. Concernant l’attribution de fonds européens, elle conseille à la Commission de demander plus de transparence et de renforcer les contrôles sur les dépenses des budgets.

Dans tous les cas, elle demande à la Commission d’agir. Comment peut-on poser comme condition à la Turquie par exemple, pays candidats depuis presque 21 ans maintenant, un respect total de la liberté de la presse comme une des conditions pour entrer dans l’Union européenne, alors qu’au sein même de l’Union, nous n’arrivons pas à faire respecter cette règle ? Si Bruxelles veut conserver un minimum de crédibilité face au reste du monde, il devient urgent qu’une solution soit mise en place afin de protéger les journalistes entre nos frontières européennes.

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