C’est nous le jardin, les autres la jungle?

04 November 2022 /

8 min

Le jeudi 13 octobre, Josep Borrell, Vice-président de la Commission européenne et Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, tenait une déclaration préliminaire d’un nouveau programme d’études au Collège d’Europe à Bruges. Lors de son discours devant la future génération de diplomates européens, le Haut représentant s’est servi d’une métaphore inopportune en essayant de souligner l’engagement diplomatique important des Européens dans le reste du monde.

En parlant de l’Union européenne lors de son discours au Collège d’Europe, Monsieur Borrell la décrivait comme un jardin où tout fonctionne, désormais menacé par une jungle empiétant au-dessus des frontières européennes. Selon lui, l’Union représente « la meilleure combinaison entre liberté politique, prospérité économique et cohésion sociale que l’humanité ait pu constituer ». A l’inverse, la majorité du reste du monde serait d’après lui « la jungle »: une jungle caractérisée par une forte capacité de croissance et qui n’est pas intimidée par des murs élevés. Voilà pourquoi les jardiniers, comme le Haut représentant décrit les futurs diplomates, devraient s’en occuper afin d’éviter  « que le reste du monde nous envahisse par différents moyens. »

Dire que « tout fonctionne » au sein de l’UE constitue déjà un euphémisme en soi, considérant les multiples crises que traversent l’UE et ses États membres depuis une décennie. Mais c’est surtout l’usage de la métaphore du jardin et de la jungle qui constitue un discours problématique et démontre une ignorance de l’interconnectivité de nos sociétés modernes.

Pas le premier lapsus

Ce n’est pas la première fois que Monsieur Borrell attire l’attention après avoir commis un impair.

En 2018 par exemple, Monsieur Borrell a été condamné à une amende de 30.000 euros après avoir divulgué des informations privées pour la vente d’actions de société. Aussi en 2018, en essayant d’expliquer pourquoi les États-Unis sont politiquement plus unifiés que d’autres pays, Monsieur Borrell, alors ministre des affaires étrangères en Espagne, élucidait que « tout ce qu’ils ont fait c’était de tuer quatre Amérindiens. » Non seulement peut-on parler ici de mauvais goût, mais de déni complet des multiples atrocités et génocides commis dès l’arrivée des Européens au nouveau continent. L’ American Indian Movement, le mouvement pour les droits civiques des américains autochtones aux États-Unis a qualifié ces propos de « pathétiques pour décrire un génocide. »

C’est pourquoi il ne semble guère surprenant que sa nomination en tant que Haut représentant de l’UE soit fortement critiquée et figure parmi l’une des nominations les plus inattendues pour le collège des commissaires d’Ursula von der Leyen.

Pourquoi est-ce problématique ?

Après son discours à Bruges, la métaphore utilisée devant les étudiants figure ainsi comme la gaffe la plus récente de la part du Haut représentant.

La catégorisation de l’Europe en tant que jardin et de la majorité du reste du monde comme jungle est très discutable. Elle établit des parallèles colonialistes et racistes dont l’on devrait être conscient en tant qu’Européen (et surtout son Haut représentant). D’autre part, elle témoigne d’un discours négligeant toute interconnectivité des sociétés modernes, ainsi que les faits historiques qui continuent à influencer le monde d’aujourd’hui.

La construction d’une telle vue crée une différence entre nous et les autres. Ainsi, le Vice-président de la Commission se sert, même si involontairement, d’un Othering: un terme déjà soulevé par Hegel pour expliquer que la perception du soi est liée à la construction et à la démarcation de l’autre. L’Othering décrit donc une comparaison et démarcation des autres afin de s’en éloigner. Le résultat est l’idée que les personnes et les sociétés se différencient significativement de leur propre groupe social par leur mode de vie, leur culture ou d’autres caractéristiques.

Un tel discours se basant sur l’exclusion peut avoir des implications sociales fatales. Il en va de même pour l’idée selon laquelle l’autre se distingue fondamentalement de sa propre affiliation et qu’il n’est donc pas considéré comme notre égal: elle peut conduire à la légitimation de l’inégalité de traitement.

De plus, le discours de Monsieur Borrell laisse de côté toute auto-réflexion. Voire le monde d’aujourd’hui en noir et blanc ne contribuera pas à la résolution des problèmes contemporains. Les dépendances dans lesquelles nous nous trouvons enchevêtrés aujourd’hui sont le résultat de décennies d’exploitation, d’externalisation au nom du profit et d’investissements non durables. Face à une telle interconnectivité, il est évident qu’un tremblement de l’autre côté du monde, mais aussi dans notre petit jardin pour rester dans la terminologie de Monsieur Borrell, aura des implications importantes sur nos modes de vie. Pointer du doigt les pays souffrant aujourd’hui à cause de notre désir de profit et les caractériser comme des territoires anarchiques n’est bénéfique pour personne.

Une excuse sincère?

Entre-temps, le Haut représentant de l’Union s’est excusé en disant qu’il est « désolé si certains se sont sentis offensés. » Néanmoins, il ne regrette pas de s’être servi de la métaphore en expliquant que le terme de jungle est une illustration adaptée pour décrire comment la loi du plus fort érode les normes internationales convenues dans beaucoup de régions du monde. 

Face aux multiples crises auxquelles se voit confrontée l’UE, ses États membres et ses voisins, des discours soulignant les différences au lieu des similarités entre l’Europe et les autres ne semblent guère apposés. 

Dans son discours devant les futurs diplomates, le Vice-président de la Commission mentionnait aussi que pour le travail du diplomate, « Il faut dire la vérité, mais pas toute. » Peut-être que ce jour-là, Monsieur Borrell en a dit plus qu’il ne l’aurait souhaité.

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