Affaire Khashoggi : le double jeu de l’Union européenne

23 November 2018 /

Le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi le 2 octobre dernier à Istanbul n’en finit plus de secouer la communauté internationale. Entre volonté d’envoyer un signal fort à Riyad et intérêts stratégiques, l’Europe tergiverse.

Le silence européen

Le 10 novembre dernier, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a affirmé être en possession de preuves audio irréfutables du meurtre du journaliste saoudien et les avoir partagées avec le régime saoudien et ses alliés occidentaux. Outre le fait curieux que l’autoritaire chef d’état semble s’indigner du sort d’un journaliste étranger, cette déclaration du président turc illustre l’absence de position commune des chefs d’états européens.

Le Parlement Européen, quant à lui, a adopté une résolution le 25 octobre dernier exhortant les gouvernements européens à mettre en place un embargo sur la vente d’armes à l’Arabie Saoudite. Mercredi dernier, l’hémicycle a adopté un nouveau projet de résolution visant à un contrôle accru des exportations d’armes.


L’hémicycle a adopté un nouveau projet de résolution visant à un contrôle accru des exportations d’armes.


Néanmoins, Didier Reynders, ministre belge des Affaires étrangères, déclarait le mardi 6 novembre dernier à la suite d’une entrevue avec son homologue britannique qu’il n’existait   « pas de volonté, à Paris, Londres ou Madrid, d’avancer sur la piste d’un embargo européen sur les ventes d’armes à l’Arabie saoudite actuellement ». Face à ce meurtre odieux et à la sanglante guerre menée par le royaume sunnite au Yémen, il est difficile de comprendre, et encore plus difficile d’accepter, l’absence d’une réponse commune des gouvernements européens.

Riyad, l’allié stratégique

Pourtant, plusieurs Etats membres dont l’Allemagne élèvent la voix pour demander un embargo européen sur l’exportation d’armes en direction de Riyad. A ce jour, cette demande est restée lettre morte. Seuls quelques Etats membres comme l’Allemagne ont stoppé leurs exportations d’armes au régime saoudien. Au niveau européen, aucune action concrète n’a été prise, les gouvernements nationaux préférant se retrancher derrière l’argument de la concertation européenne.


Seuls quelques Etats membres comme l’Allemagne ont stoppé leurs exportations d’armes au régime saoudien.


Cette inertie s’explique en partie par les liens qui unissent Riyad et les capitales européennes. Outre les relations géostratégiques, les intérêts économiques sont d’une importance cruciale pour les deux parties. A cet égard, la vente d’armes au régime sunnite constitue un juteux commerce pour les pays occidentaux. Si les Etats-Unis restent le premier pourvoyeur d’armes à l’Arabie Saoudite, les pays européens se taillent une part considérable du gâteau.

En effet, le dernier rapport de l’Union européenne sur les exportations d’armes, que le site spécialisé Bruxelles 2 a pu se procurer avant sa publication, est interpellant à ce sujet.

Ainsi, en 2017, la France est restée le premier fournisseur européen d’armes au royaume saoudien, pour des licences octroyées se chiffrant à un montant de 14,6 milliards d’euros, loin devant le Royaume-Uni (1,28 milliard d’euros de licences octroyées). Le ministre britannique des Affaires étrangères, Jeremy Hunt, a d’ailleurs récemment qualifié de « stratégique » la relation entre Londres et Riyad.

La Bulgarie complète le podium, suivie par l’Espagne et l’Allemagne, la Belgique pointant à la sixième place de ce sinistre classement. En 2017, le plat pays a octroyé des licences à l’Arabie Saoudite pour un montant avoisinant les 152 millions d’euros. Les ventes ont lieu principalement par l’entremise de la Fabrique Nationale de Herstal dont le gouvernement wallon est actionnaire à 100%. Le ministre-président wallon, Willy Borsus, a effectué un rétropédalage après avoir laissé sous-entendre que la Wallonie pourrait cesser d’exporter des armes à l’Arabie Saoudite.

Le Yémen, la guerre que l’on nous cache

Derrière les tergiversations européennes, la situation au Yémen empire. En mars 2015, une coalition de pays arabes, emmenée par l’Arabie Saoudite et soutenue par les Etats-Unis, lançait une vaste offensive dans le pays en proie à une guerre civile sans précédent. L’Arabie Saoudite et ses alliés entendaient soutenir le pouvoir en place menacé par les rebelles houtistes, mouvance chiite soutenue par l’Iran. Entre temps, la coalition a mis en place un blocus maritime dont la première victime est la population yéménite. Famine sévère, accès restreint aux soins et aux médicaments, épidémie de choléra et de diphtérie, la situation humanitaire au Yémen ne cesse de se dégrader. L’ONU a qualifié la situation dans le pays de « pire crise humanitaire au monde ». Rien que cela.


L’Arabie Saoudite et ses alliés entendaient soutenir le pouvoir en place menacé par les rebelles houtistes, mouvance chiite soutenue par l’Iran.


Vanté jadis par Pline l’Ancien pour ses richesses et ses saveurs, le Yémen n’est aujourd’hui qu’une terre de désolation, labourée par les obus et la mitraille.

Sur fond d’affrontement entre l’Arabie Saoudite et la république d’Iran et de lutte contre Al-Qaïda dans la péninsule arabique, l’Union européenne reste coincée entre déclarations d’intention et intérêts économiques et géostratégiques. L’absence d’une réponse, commune forte et crédible de la part des gouvernements européens, est déplorable. Pire encore, ce silence contribue de facto à légitimer les exactions commises dans la région.

Lionel Legrand est rédacteur en chef chez Eyes on Europe et étudiant en Master interdisciplinaire en études européennes à l’Institut d’études européennes (ULB).

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