30 ans après la chute du mur de Berlin, que reste-t-il de la fracture Est-Ouest ?

20 December 2019 /

7 min

fracture est-ouest

Cet article a été initialement publié dans le magazine n°31 d’Eyes on Europe.
 
Au soir du 9 novembre 1989, le mur de Berlin cède sous l’action de la foule, ouvrant la voie à la réunification des deux Allemagne et avec elle, des deux Europe. Trente ans après ces évènements, quel héritage reste-t-il de la bipolarisation qui aura marqué au fer de lance une époque ? Si le constat d’une fracture ne peut, à certains égards, être écarté, les pays d’Europe de l’Est et de l’Ouest sont tenus de faire face sans discrimination à la même menace des percées populistes et nationalistes.
 

Démographie et espérance de vie, une fracture latente

La relance du processus européen engagé depuis le traité de Maastricht et les efforts déployés en matière d’intégration n’ont pu satisfaire pleinement l’ambition de convergence économique. Force est d’observer que de nombreuses disparités témoignent aujourd’hui de la persistance d’un écart Est-Ouest. Conséquemment aux élargissements européens de 2004 à 2013, onze pays post-communistes ont intégré l’Union européenne (la Bulgarie, la Croatie, la République Tchèque, l’Estonie, la Hongrie, la Lituanie, la Pologne, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie et la Lettonie). Depuis 1989, la plupart de ces derniers ont fait face, en plus du vieillissement de la population rencontré dans la majorité des états européens, à un déclin démographique. Celui-ci s’explique par une baisse de la fertilité mais davantage, et cela est plus symptomatique, par une émigration forte de la population, notamment jeune. En moyenne une décroissance de 7%  de la population est observable depuis 1989, la Bulgarie, la Lettonie et la Lituanie présentant les dégressions les plus significatives avoisinant les 20%. La chute est de 16% en Estonie et Roumanie, 11% en Croatie, 8% en Hongrie et 3% en Pologne, pays le plus densément peuplé parmi les onze précités. Ces dépopulations contrastent considérablement avec les tendances relevées dans la majorité des états européens qui rencontrent, a contrario, un accroissement de leur population de 13% en moyenne , sur la même période, bien qu’un ralentissement récent soit à mentionner dans les pays méditerranéens (Grèce, Portugal, Espagne et Italie). Au sujet de l’émigration à présent, il est à noter que la population issue d’anciens pays du bloc de l’Est installée dans d’autres états européens a été multipliée par cinq de 2004 à 2017. En 2017, les flux sortants les plus substantiels provenaient de Pologne et de Roumanie, cette dernière ayant encouru une perte de plus de 10% de sa population depuis 2004. Ces éléments tendent à prouver que les tendances démographiques divergent drastiquement parmi les pays européens. Tandis que d’une part certains s’interrogent quant à la gestion d’une population grandissante, d’autre part, l’heure est à la réflexion quant à l’attractivité du pays.
 

Polarisation Nord Sud, l’autre contraste

Par ailleurs, les disparités Est-Ouest s’expriment, en outre, significativement au regard de l’espérance de vie. Cet indicateur du niveau de vie que d’aucun pourrait penser homogène au sein de l’Union Européenne témoigne à l’inverse de grandes inégalités. En effet, tandis que celle des 28 Etats membres s’élève à 80,9 ans, la moyenne des anciens états du bloc communiste n’atteint, quant à elle, que 77,14 ans. Si cette différence peut sembler mince, notons qu’à l’exception de la Slovénie, avec une espérance de vie de 81,2 ans, tous ces pays se situent en deçà de la moyenne européenne (eurostats, 2017). En outre, les années de vie en bonne santé tendent également à souligner la persistance d’un écart. Tandis que la moyenne européenne est de 64 années de vie en bonne santé, la moyenne des pays d’Europe de l’Est est seulement de 58,96 ans et seule la Bulgarie s’en dégage (66,2 ans).
A l’égard du taux de chômage et des ressources financières, si une fracture est mesurable au travers de l’Europe, elle ne se situe pas tant entre Est et Ouest mais fragmente plutôt Nord et Sud. En matière de chômage, les pays de l’Europe de l’Est se situent, en effet, pour majorité, en deçà de la moyenne européenne (6,8% de la population active en 2018) à l’exception de la Croatie (8,4%) et de la Lettonie (7,4%). Les pays qui présentent les taux de chômage les plus élevés de l’Union européenne sont les pays méditerranéens qui portent encore, de manière la plus marquée, les stigmates de la crise économique de 2008 (10,6% en Italie, 15,3% en Espagne et 19,3% en Grèce). Le constat en ce qui concerne le chômage de longue durée est le même.
Selon des données de l’Observatoire des inégalités de 2018, l’Europe est par ailleurs très hétérogène sur le critère de la pauvreté, sans qu’un gradient Est-Ouest ne soit remarquable. Si 17,3% des Européens souffrent de privation matérielle et d’exclusion sociale, la Roumanie (25,3%), l’Espagne (22,3%) et la Grèce (21,2%) sont les plus touchées, suivies de près par l’Italie  (20,6%) et le Portugal (19%). De même, au travers de l’Union, 32,3% des Européens se déclarent être dans l’incapacité de faire face à une dépense imprévue. Cette incapacité touche près de la moitié de la population en Grèce, en Croatie, à Chypre, en Lettonie et en Lituanie.
 

Est et Ouest égaux face à la montée des populismes

  1. Paysage du populisme en Europe

Ailleurs en Europe, force est de constater que l’élan des partis d’extrême droite a également maculé le paysage politique lors de ces dernières années et ce, de manière généralisée bien que contrastée. Viktor Orbán en Hongrie, se targuant d’être le porte étendard d’un conservatisme national, hostile à la mondialisation (et par extension « protecteur de ses échoués »), multiplie les discours populistes et se prévaut de la défense d’un nationalisme économique. Sa réponse violente à la crise migratoire a laissé peu de doutes quant au manque de modération de sa ligne (ré-établissement d’une frontière matérielle en Europe faite de murs barbelés, autorisation de tirs à balles réelles sur les migrants qui traversent illégalement la frontière). Ailleurs, lors des élections législatives du 10 novembre dernier, la formation ultranationaliste de droite radicale Vox a réalisé une percée en Espagne, devenant la troisième force politique du pays. En Italie, la Ligue de Matteo Salvini se revendique souverainiste, identitaire et populiste. Ce parti, à l’extrême droite de l’échiquier politique, eurosceptique et xénophobe a réalisé un score historique lors des élections législatives de 2018 ouvrant, de la sorte, son accès au pouvoir. Cette formation est, par ailleurs, arrivée en tête lors des élections européennes (34,6%) de même que le Rassemblement national (RN) conduit par Marine Le Pen sorti victorieux (23%). Le Jobbik hongrois a réalisé quant à lui un score historique de 6,34%, l’AfD allemand a été crédité de 11% et le FPÖ autrichien a remporté, quant à lui, 17,2% des suffrages. La formation d’extrême droite au Parlement européen, « Identité et démocratie », revigorée, a vu son nombre de sièges passer de 23 en 2007, à 41 en 2014 pour en occuper finalement 73 lors de cette présente législature.
 

  1. A l’origine de ces succès : inégalités, inutilité économique et crise de la représentation

Bien que certains observateurs préfèrent à l’inquiétude, la relativisation du constat d’une résilience démocratique, se pose la question des causes du récent succès rencontré par ces partis d’extrême droite. Les particularités nationales ne peuvent être écartées, toutefois, un terreau fertile commun a favorisé l’émergence de ces mouvements. Selon Thierry Chopin, docteur en sciences politiques, les facteurs qui expliquent la force des populismes sont avant tout nationaux. Le contexte économique d’ouverture internationale est à l’origine d’un sentiment de déstabilisation. La crise de 2008 a affecté très différemment les Etats Membres de l’UE et a creusé les inégalités préexistantes. La convergence économique espérée grâce aux processus d’intégration ne s’est pas pleinement réalisée. Nous assistons à un rejet de la thèse de la « mondialisation heureuse » portée par les « élites ». La croissance des inégalités couplée à une mobilité (des capitaux, personnes et zones d’attractivité) jugée insupportable a fomenté ce que Pierre-Noël Giraud appelle une « crainte d’inutilité économique ». En résulte, selon ses propos, une « errance des conflits économiques » des laissés-pour-compte à la recherche de l’ennemi à l’origine de leurs maux.
D’autre part, les mouvements migratoires sont perçus par certains comme étant incontrôlés et les politiques d’intégration insuffisantes. De nombreux auteurs s’accordent quant à la conclusion que les nouveaux ennemis désignés, et grâce auxquels l’extrême droite trouve son écho, sont désormais la mondialisation et l’étranger. La nouvelle extrême droite s’est débarrassée des thèses ouvertement nauséabondes de la supériorité ethnique pour prôner, à présent, de manière insidieuse, un particularisme culturel fondé sur un « nativisme différencialiste »  (Hans-Georg Betz). Ce nouvel angle défendrait un repli identitaire de défense et de protection contre la « menace de l’altérité ». En raison de frustrations économiques, les identités nationales, ethniques et religieuses deviennent un refuge. La guerre de Syrie et l’afflux de réfugiés qui s’en est suivi ont entériné les tensions entre états favorables à cette immigration (l’Allemagne en particulier) et ceux hostiles à une solidarité imposée, et à ce qu’ils considèrent comme une injustice de plus dans une Europe à deux vitesses, qui n’aurait su veiller à leur intégration (groupe de Višegrad). S’ensuit ce que Thierry Chopin appelle une panique démographique qui s’inscrit dans un populisme dit patrimonial, c’est-à-dire la crainte de perdre, en plus de son patrimoine matériel, l’immatériel également (mode de vie et valeurs). Selon celui-ci, nos sociétés, de plus en plus âgées, seraient davantage réfractaires et craintives quant aux transformations qui s’opèrent et au travers desquelles elles ne se reconnaîtraient plus, encourageant le regain des thématiques religieuses séculaires. Enfin, il est également question d’une crise de la représentation et d’une crise de la confiance à l’égard d’une bureaucratie qui, précédée par des scandales de corruptions, susciterait désormais la méfiance. L’alternance droite gauche semble ne pas transcender un statu quo jugé insoutenable et dès lors, les partis d’extrême droite font figure de seule alternative.
Pour conclure, des divergences structurelles témoignent, aujourd’hui encore, d’une fracture persistante entre pays de l’ex-bloc communiste et pays de l’ouest de l’Europe. Toutefois, il serait erroné de conserver une vision bipolaire de l’Union européenne qui, à de nombreux égards, voit davantage se creuser un fossé Nord-Sud, très éloquent depuis la crise économique de 2008. Si les pays de l’Union européenne font donc face à des urgences disparates, celle de la recrudescence populiste et nationaliste est en revanche commune. Il est désormais question d’être à la hauteur du défi de la résistance démocratique, dans un esprit d’unité européenne, à convoquer ardemment, et à cultiver dans un momentum de crise identitaire.
 
Lyna Ali-Chaouch, étudiante en Master 1 Relations internationales à l’ULB

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