HANDICAP ET TRAVAIL : LA JUSTICE CONFIRME LE DROIT DES AIDANTS PROCHES DE BÉNÉFICIER D’AMÉNAGEMENTS RAISONNABLES
15 December 2025 /
Florya De Decker 5 min
Le 11 septembre 2025, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dans son arrêt Bervidi, a reconnu le droit de Julia (prénom d’emprunt), maman d’un enfant mineur porteur d’un handicap grave, de bénéficier d’aménagements raisonnables de ses horaires de travail en raison de sa qualité « d’aidant familial ». La Cour affirme que Julia a été victime d’une discrimination indirecte « par association » fondée sur le handicap au vu du refus de son employeur de lui octroyer des aménagements raisonnables permanents.
Au cours des deux dernières décennies, la CJUE n’a cessé d’étendre l’interprétation des instruments européens qui consacrent le principe de l’interdiction de la discrimination. Son approche a permis d’englober davantage de situations dans le champ d’application de cette protection contre la discrimination. C’est notamment à travers la Directive 2000/78/CE, consacrant le principe général de la non-discrimination en matière d’emploi, que la Cour avait reconnu en 2008 dans son affaire Coleman, une application large de cette directive en affirmant l’existence d’une discrimination directe fondée sur le handicap. La façon dont la Cour a étendu le sens de cette protection fondamentale a permis de consacrer la garantie d’être protégé contre une discrimination au travail dans de multiples situations. Elle a notamment admis l’obligation pour l’employeur de prévoir des aménagements raisonnables de travail par ricochet pour l’employé portant assistance à son enfant handicapé, évitant ainsi une discrimination indirecte « par association » fondée sur le handicap.
L’histoire de Julia
Julia est opératrice de gare d’une ligne de métro. Son régime de travail s’articule autour d’horaires flexibles. Cependant, les soins qu’elle doit prodiguer à son enfant doivent être effectués à un certain horaire, durant l’après-midi. Elle souhaitait être affectée de façon stable à un poste de travail à horaires fixes le matin, de manière à pouvoir s’occuper de son enfant, en situation de handicap grave, le matin. Elle a alors fait une demande d’adaptation de ses horaires à son employeur, qui lui a refusé.
Une mesure neutre aux conséquences discriminatoires
Pour comprendre comment la Cour a déterminé le caractère discriminatoire des manquements de l’employeur de Julia, il faut saisir la nuance entre une discrimination indirecte et une discrimination indirecte « par association ». La première vise la situation dans laquelle une politique ou une pratique apparemment neutre est susceptible de désavantager particulièrement des personnes caractérisées par l’un des critères protégés par la loi – tels que le sexe, la race ou encore la religion – par rapport à d’autre personnes se trouvant dans une situation similaire. La seconde désigne le cas où une personne subit une discrimination indirecte en raison du fait qu’elle est associée à une personne caractérisée par l’un des motifs protégés, sans que ce motif lui soit inhérent.
Dans le cas de Julia, elle n’était donc pas discriminée sur la base d’un handicap, mais bien sur la base du handicap de son enfant, donc par le biais d’une association. Il est crucial de mentionner le fait qu’il n’est ici pas nécessaire pour la plaignante de démontrer quelconque élément intentionnel de discriminer dans le comportement de son employeur. Bien que le refus d’aménagement raisonnable permanent des horaires de travail de Julia puisse apparaître comme une décision neutre pouvant être basée sur d’autres raisons – comme par exemple le manque de personnel travaillant le soir. Julia est en fait désavantagée en raison du fait que son enfant soit caractérisé par l’un des motifs visés par cette directive européenne, à savoir le handicap. En d’autres termes, l’employée a été discriminée en raison du lien indissoluble qui l’unit à une personne vulnérable.
L’aménagement raisonnable, clé de l’égalité au travail
Les aménagements raisonnables sont également consacrés par la même directive. Elle les définit comme étant des mesures appropriées qui sont prises dans une situation concrète en fonction des besoins d’une personne handicapée, pour lui permettre d’accéder à un emploi, de l’exercer ou d’y progresser, ou pour qu’une formation lui soit dispensée, sauf si ces mesures imposent à l’employeur une charge disproportionnée. Aujourd’hui, la protection contre le refus d’aménagements raisonnables a seulement été consacrée en matière de handicap. Par l’arrêt Bervidi, la Cour affirme l’obligation positive de l’employeur de prendre des mesures adaptées à la situation particulière de son employée. Ces mesures permettent que Julia ne soit pas désavantagée par rapport aux autres employés, et ce même si elle n’est pas elle-même en situation de handicap. Cette action positive n’est pas une faveur, mais bien une obligation légale qui incombe à l’employeur.
Précisons toutefois que la protection contre le refus d’aménagements raisonnables ne constitue pas un droit absolu pour les employés. L’employeur peut effectivement estimer que prendre de telles mesures représente une charge disproportionnée lorsque les aménagements raisonnables demandent des efforts ou des coûts manifestement excessifs par rapport aux ressources et aux moyens de l’organisation. Si le refus n’est pas justifié de manière solide par l’employeur, il sera considéré comme une mesure discriminatoire.
Quand le droit du travail intègre l’écosystème familial
En montrant que Julia n’est pas seulement une entité isolée mais qu’elle fait partie d’un écosystème familial, cet arrêt met en avant une vision humaniste du travail. La protection des travailleurs est davantage étendue car il est tenu compte de leur environnement au sens large. La Cour protège ainsi les aidants proches et, de manière indirecte, elle protège les personnes handicapées en assurant leur inclusivité à travers le soutien de leurs proches, sans que ces derniers ne soient contraints de sacrifier leur vie professionnelle.
Bervidi représente une victoire juridique importante. Au-delà de cette victoire, la reconnaissance de l’aménagement raisonnable par ricochet pose la première pierre d’une mutation du monde du travail où le social doit se concilier avec la performance économique. Avec le vieillissement continu de la population, l’employeur n’aura plus le choix de prendre des actions positives pour éviter que ses employés, ayant la qualité d’aidants proches des ainés de notre société, soient victimes d’une discrimination indirecte « par association » fondée sur l’âge. L’obligation d’aménagements raisonnables « par association » sera-t-elle bientôt élargie aux aidants proches de personnes âgées ?