Le rôle des aides d’État dans l’autonomie stratégique ouverte de l’Union : entre discipline du marché et soutien industriel

17 May 2025 /

8 min

Depuis presque six décennies, l’Union européenne (UE) cultive un délicat équilibre : faire prospérer un marché intérieur où la concurrence se joue sur les mérites, tout en laissant aux États la faculté d’intervenir lorsque l’intérêt général l’exige. Le triptyque des articles 107 à 109 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), socle du régime des aides d’État, incarne cette dialectique : interdiction de principe, exceptions encadrées, contrôle centralisé. Longtemps, cette architecture a fonctionné comme un garde-fou contre tout dérapage protectionniste intra-européen. Toutefois, l’enchaînement de crises sanitaires, géopolitiques et climatiques, doublé d’une compétition industrielle mondiale débridée, a brouillé les frontières entre discipline et stratégie. Sous la bannière d’une « autonomie stratégique ouverte », la Commission européenne réinterprète désormais le droit des aides d’État : d’outil policier, il devient un levier d’orientation industrielle. Le présent article, qui se veut plus vivant qu’un commentaire d’arrêt mais tout aussi rigoureux juridiquement, retrace cette mue. 

Le cadre juridique classique : discipline tempérée par des exceptions

Le principe d’incompatibilité
L’article 107 §1 TFUE prohibe « toute aide accordée par un État membre ou au moyen de ressources d’État qui, en favorisant certaines entreprises ou certaines productions, fausse ou menace de fausser la concurrence ». La Cour de justice de l’Union  européenne (CJUE) applique de façon large les quatre critères ; imputabilité, avantage, distorsion ou menace de distorsion de la concurrence, incidence sur les échanges, si bien que la plupart des interventions financières tombent dans le filet.

Les dérogations
Le §2 dresse une liste d’aides réputées compatibles de plein droit (actions sociales individuelles, indemnisations post-catastrophe, réparations de dommages causés par des troubles graves). Le §3 confie à la Commission un pouvoir discrétionnaire pour autoriser des aides poursuivant des objectifs d’intérêt commun : cohésion régionale, R&D, transition verte, services d’intérêt économique général, etc. Ce « balancier » est contrôlé par la CJUE, qui impose un triple test : nécessité, proportionnalité, transparence.

Ingénierie normative de la Commission
Pour concrétiser ces clauses, la Commission a empilé directives, communications et règlements : lignes directrices sectorielles (R&D&I, environnement-énergie, sauvetages et restructurations, aides régionales) et règlement général d’exemption par catégorie (RGEC), refondu en 2023. Le RGEC exempte désormais environ 70 % des régimes d’aide standards, à condition de respecter des seuils d’intensité et certaines obligations.

L’ère de la modernisation prudente (2012-2019)
Avant même la pandémie, Bruxelles avait entamé la “State aid modernisation” : recentrage des notifications sur les cas transfrontaliers, encouragement aux PIIEC (Projets importants d’intérêt européen commun), intégration de clauses d’évaluation ex post. Néanmoins, la philosophie demeurait essentiellement défensive : éviter un dumping budgétaire entre États.

La bascule conceptuelle : de la neutralité à la stratégie assumée

Genèse de l’« autonomie stratégique ouverte »
Trois chocs exogènes (Covid-19, l’invasion russe de l’Ukraine entraînant une flambée du gaz, ainsi que la mobilisation par la Chine et les USA de puissants arsenaux budgétaires, Made in China 2025, CHIPS Act, Inflation Reduction Act) ont révélé la vulnérabilité stratégique d’une Europe cantonnée à la seule discipline concurrentielle. 

Formulé en 2020, entériné par le Conseil en 2021, le concept conjugue deux impératifs : l’autonomie , visant donc à maîtriser des chaînes de valeur critiques (énergie propre, semi-conducteurs, santé, défense) et à réduire les dépendances jugées naïves, ainsi que l’ouverture afin de préserver l’accès aux marchés, la concurrence et la coopération multilatérale. Ce concept peut donc être défini comme la capacité de l’UE à agir de manière autonome pour défendre ses intérêts et valeurs, tout en restant ouverte au commerce et à la coopération internationale.

Dans la pratique, il s’agit d’identifier les domaines où l’Europe doit impérativement développer ses propres capacités (énergies propres, semi-conducteurs, défense, santé…) et d’y encourager les investissements (publics et privés), tout en continuant à prôner des échanges internationaux basés sur des règles.

La politique d’aides d’État est au cœur de cette dialectique : elle doit évoluer pour soutenir l’autonomie stratégique de l’UE mais rester suffisamment encadrée pour ne pas briser l’intégrité du marché intérieur ni déclencher une course aux subventions dans tous les azimuts.

La nouvelle boîte à outils

Face aux défis évoqués, l’UE a mis en place ou renforcé récemment plusieurs instruments juridiques pour ajuster la politique d’aides d’État à l’ère de l’autonomie stratégique ouverte.      

L’encadrement temporaire “crise et transition” (TCTF)
Initié en plein Covid (mars 2020), puis adapté à la crise énergétique (mars 2022), le cadre temporaire a été remodelé le 9 mars 2023 pour soutenir la transition verte. Trois innovations marquantes :

  • Aides à la décarbonation : jusqu’à 250 M€ par site industriel pour substituer les combustibles fossiles, avec bonus si le projet atteint la neutralité carbone plus tôt que les exigences du European trading system (ETS).
  • Compensation des surcoûts énergétiques : enveloppes plafonnées mais renouvelables en fonction des prix de marché.
  • Matching clause : autorisation pour un État d’égaliser la subvention offerte par un pays tiers, lorsqu’il est démontré que l’usine partirait sinon.

En somme, l’encadrement temporaire “crise et transition” illustre la manière dont l’UE peut jouer la flexibilité dans son droit des aides d’État pour répondre à des circonstances extraordinaires et à des enjeux stratégiques de court terme. Reste la question de sa durée limitée (jusqu’à fin 2025) et de ce qu’il adviendra ensuite : un retour au statu quo ante ou l’incorporation de certaines de ces dérogations dans le droit commun des aides ?

Le règlement (UE) 2022/2560 sur les subventions étrangères (FSR)
Jusqu’à récemment, un angle mort du droit européen était l’incapacité à contrôler les subventions octroyées par des gouvernements étrangers à leurs entreprises qui opèrent au sein du marché unique. Le FSR, applicable depuis octobre 2023, étend la surveillance aux aides non européennes : notification ex ante des concentrations de plus de 500 M€ lorsque le groupe a reçu plus de 50 M€ d’aides étrangères sur trois ans ; notification des marchés publics >250 M€ si le soumissionnaire bénéficie de telles aides ; pouvoir d’enquête horizontal pour les cas en dessous des seuils. La Commission peut imposer des remèdes proportionnés, voire interdire l’opération, sur la base d’une balance coûts/bénéfices. Le FSR s’insère dans la logique d’autonomie stratégique ouverte : il ne vise pas à élever des barrières tarifaires, mais à instaurer de la réciprocité. Les entreprises étrangères sont toujours les bienvenues dans le marché européen, à condition qu’elles n’y opèrent pas grâce à des aides déloyales de leur État d’origine.

Le renouveau des PIIEC
Les PIIEC permettent, en vertu de l’article 107 §3(b) TFUE, d’autoriser des aides d’État normalement prohibées, dès lors qu’elles soutiennent un projet transnational impliquant plusieurs États membres et concourant à l’intérêt stratégique de l’Union. En pratique, il s’agit de grands projets innovants mobilisant des investissements publics et privés dans des secteurs de pointe. Par exemple, les batteries électriques, les microprocesseurs, l’hydrogène vert, le calcul haute performance, etc. Depuis 2018, quatre vagues de PIIEC ont été approuvées : batteries, microélectronique-1, hydrogène-1, microélectronique-2, ect. Les PIIEC incarnent une politique industrielle dite « coopérative » : mutualiser les risques et éviter le chacun pour soi.

Tensions juridiques et perspectives

Fragmentation budgétaire
L’assouplissement des règles européennes sur les aides d’État révèle de fortes disparités entre pays : ceux disposant de finances publiques solides, comme l’Allemagne et la France, peuvent soutenir massivement leurs entreprises, tandis que les autres ont une marge de manœuvre limitée. Entre mars 2022 et septembre 2023, près de 742 milliards € d’aides ont été approuvés ; l’Allemagne en concentre 48,4 % et la France plus de 22 %, laissant des parts inférieures à 1 % à de nombreux États. Cette asymétrie menace d’élargir les fractures du marché unique : concurrence faussée, risques de délocalisations intra-européennes vers les pays les plus généreux et remise en cause de la cohésion économique. Pour éviter une logique de « chacun pour soi », il faut instaurer des garde-fous : meilleure coordination par la Commission, conditionnalités strictes et, surtout, mécanismes de financement mutualisés (comme un éventuel fonds de souveraineté européen) afin de compenser l’inégalité des trésors publics nationaux.

Ouverture commerciale vs. protection industrielle : le spectre du protectionnisme
L’UE s’efforce de concilier son engagement de longue date en faveur du libre-échange multilatéral avec une politique industrielle plus interventionniste, un exercice délicat car toute extension des aides d’État doit demeurer compatible avec les règles de l’OMC et ne pas apparaître comme protectionniste aux yeux des partenaires commerciaux. En embrassant cette voie, l’UE s’expose en effet à des ripostes ou à des imitations d’autres puissances. Pour éviter cet écueil, elle invoque le principe d’« autonomie stratégique ouverte », qui cherche à réduire les dépendances critiques sans ériger de barrières généralisées, et déploie des outils ciblés déjà dénoncés par la Chine comme discriminatoires. La Commission devra garantir que ces soutiens demeurent transparents, temporaires et conditionnés, afin qu’ils ne se muent pas en rentes pour quelques champions abrités de la concurrence. Sur la scène internationale, Bruxelles promeut la réciprocité ouverte : elle réclame de nouvelles disciplines multilatérales sur les subventions, notamment celles des économies émergentes, et renforce la coordination avec ses alliés, comme en témoigne le dialogue UE–États-Unis sur les subventions vertes, afin de prévenir toute escalade. Le succès de cette stratégie dépendra de la capacité de l’Union à maintenir cet équilibre fragile entre ouverture extérieure et protection ciblée, gage de sa crédibilité et de son efficacité industrielles.


Face aux défis durables de compétitivité et de transition écologique, l’UE ne pourra ni revenir à un contrôle strict et uniforme des aides d’État, ni maintenir indéfiniment les largesses actuelles ; elle s’oriente plutôt vers une voie médiane consistant à cibler les soutiens indispensables (technologies émergentes, décarbonation, projets d’intérêt européen) au moyen de régimes d’exemption pérennes et encadrés, tout en renforçant la discipline sur les aides non justifiées. Cette évolution s’accompagne de la relance d’un instrument financier commun, tel un fonds de souveraineté, pour offrir aux États aux ressources limitées la capacité de suivre le rythme et éviter la fragmentation du marché intérieur. Parallèlement, l’UE envisage de promouvoir, au niveau international, un cadre coopératif distinguant les subventions « vertueuses » climatiques des mesures purement protectionnistes. Ainsi, le droit des aides d’État, longtemps perçu comme un frein, est appelé à devenir un levier d’autonomie stratégique ouverte, à condition d’être redéfini avec rigueur juridique pour préserver l’intégrité du marché intérieur tout en rendant l’Europe plus résiliente et souveraine dans une économie mondiale ouverte.

Gradis Ngolo, étudiant au sein du master de spécialisation (LLM) en droit européen au sein de l’Institut d’études européennes (IEE).

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