L’Omnibus en marche arrière : l’UE fait un détour sur ses engagements
01 May 2025 /
Emma Collet 4 min

Il y a douze ans, le Rana Plaza – immeuble accueillant des milliers de travailleurs de l’industrie du textile près de Dacca, la capitale du Bangladesh – s’effondrait, entraînant la mort de plus de 1100 personnes. La catastrophe a permis de lever le voile sur les conditions désastreuses dans lesquelles les travailleurs – mais surtout les travailleuses, qui représentent 85 % de la main-d’œuvre – de l’industrie du textile travaillent en Asie du Sud-Est.
Cette tragédie a mis en lumière non seulement la précarité des travailleurs, mais aussi l’impact environnemental dévastateur de l’industrie textile. Depuis cette prise de conscience, les marchés exercent une pression croissante sur les entreprises pour qu’elles agissent durablement et qu’elles respectent les droits de l’homme.
En février 2022, la Commission européenne a introduit une directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CS3D). Concrètement, cette directive impose aux entreprises de plus de 1000 salariés dont le chiffre d’affaires dépasse 450 millions d’euros de veiller à ce que les obligations en matière de droits de l’homme et d’environnement soient respectées sur l’entièreté de leur chaîne de valeurs. En cas de non-respect, la directive prévoit des sanctions pouvant aller jusqu’à 5 % du chiffre d’affaires. Elle prévoit aussi que les entreprises mettent en place un plan de transition climatique afin d’atteindre les objectifs de l’accord de Paris sur le changement climatique. Une période de transition est prévue pour que toutes les entreprises aient le temps de s’adapter.
Selon la Commission européenne, la nouvelle directive permettra de s’assurer que tous les biens et services produits par les entreprises européennes soient respectueux des droits de l’homme et de l’environnement. Elle explique aussi que jusque-là, les entreprises qui avaient des chaînes de valeurs très larges rencontraient des difficultés pour obtenir de l’information juste et vérifiée. Elle assure que plus les entreprises sont désireuses d’obtenir de l’information, plus celle-ci sera accessible. Enfin, la CS3D permettrait de créer des conditions de concurrence équitables pour les entreprises au sein de l’Union européenne (UE) et éviterait la fragmentation résultant de l’action individuelle des États membres.
En parallèle, une directive sur la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD), une directive sur la taxonomie de l’UE et le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ont été introduites.
Mais cette dynamique ambitieuse s’est brutalement infléchie en février 2025 lorsque la Commission a introduit son paquet Omnibus dans le but de réduire la charge administrative des entreprises de 25 % et des PME de 35 %. Cette modification des directives permettrait d’économiser 6,3 milliards d’euros et de mobiliser une capacité d’investissement publique et privée supplémentaire de 50 milliards d’euros. Pour ce faire, le paquet Omnibus limite ainsi l’application de la CS3D à 6000 entreprises européennes et 900 non-européennes. En outre, les entreprises ne seront plus contrôlées tous les ans mais une fois tous les cinq ans, et la menace d’amende pouvant aller jusqu’à 5 % du chiffre d’affaires est abandonnée. De plus, un délai supplémentaire de transition est accordé à toutes les entreprises.
Pour justifier cette proposition, le commissaire Valdis Dombrovskis déclare que « le monde est en train de changer sous nos yeux. L’Union européenne a besoin d’une économie forte pour défendre ses valeurs et atteindre ses objectifs sur son territoire et dans le monde entier. » Chez beaucoup, ce virage à 180 degrés dans le narratif de la Commission alerte. Alors que des directives audacieuses avaient justement été signées pour protéger les valeurs fondamentales de l’UE et pour accompagner les entreprises européennes dans la transition climatique, ces mêmes valeurs sont aujourd’hui instrumentalisées afin de protéger l’industrie européenne et retarder toute action concrète. Le paquet Omnibus pourrait avoir des effets dévastateurs tant sur le plan social qu’au niveau de la compétitivité de l’UE. En effet, bien qu’elle permette des économies immédiates, la proposition de la Commission endommagerait considérablement les gains environnementaux et sociaux garantis par le CS3D sur le long terme. De plus, elle porterait atteinte à la stabilité du cadre réglementaire en matière de durabilité et ainsi découragerait les pratiques commerciales positives. Selon le Collectif Éthique sur l’étiquette « cela crée une incertitude majeure pour les pays qui ont déjà commencé leur processus de transposition et récompensera les entreprises qui n’ont pas réussi à se préparer à se conformer à ces législations ». Mais les groupes d’intérêts sociaux et environnementaux ne sont pas les seuls à s’inquiéter de ces différentes mesures. Marek Houdon, professeur à la Solvay Business School doute, lui aussi, de la capacité d’Omnibus à faire des économies ou à alléger la charge des entreprises. Selon lui, les entreprises « devront naviguer à vue, et les soupçons de greenwashing ne feront que croître ».
Malgré les nombreux avertissements, le Parlement européen a voté, le 3 avril dernier, en faveur du paquet Omnibus. Une fois de plus, l’Union européenne choisit de détourner le regard des violations des droits humains et de l’environnement… jusqu’au prochain drame, jusqu’au prochain Rana Plaza.
Emma Collet est étudiante en master de Science politique à l’ULB et trésorière/responsable partenariats d’Eyes on Europe.